![]() Les mels se suivent, le temps s'écoule. Nous ne vieillirons jamais. La vie suit son cours sinueux en ligne. S'étiole, reprend. La mémoire est capricieuse. Détours, revers, perspectives et soudains obscurcissements. C'est elle, la mémoire, qui propose à l'occasion. La mémoire est au présent. Et nous, pauvres passeurs anonymes, sommes à son service. Nous n'existons réellement que par elle, par son entremise à éclipses, sa puissance d'invention piaffante. Territoire en voie de colonisation massive par ailleurs, comme on sait. La guerre des mémoires aura lieu. A évidemment toujours eu lieu. Mais de nos jours, l'amnésie est passée à la puissance industrielle, et les machines ont pris le relais. Rien jamais n'est nouveau sous le soleil, jusqu'au jour où le soleil lui-même... Ah, dis-donc, je dois être mal réveillé, moi, ce matin. T'assistes là en live, en direct, à une mise en jambes intellectuelle quelque peu laborieuse. C'est du pur vécu remarque, toutes les émotions sont convoquées. Enorme. Mythique. Surdimensionné. Déjà ça crépite sur les sites et tweete à qui mieux-mieux sur la branche. Gros bu-buzz dans la cambuse. Surchauffe planétaire, tous réseaux connectés. Tout le monde en ligne, comme à l'armée. Stay in line, comme à la parade. Faut que j'en fasse profiter mes potes, avant de mourir. Mourir, tu dis?... On ne meurt plus de nos jours, allons... On s'en va, tout bêtement. On s'éteint. On part faire un tour dans les étoiles. Au pays des petits nenfants et des ballons blancs. Du côté de chez Dorothée. On reste de toute façon sur la Toile. Je reste avec vous. Je ne vous quitte pas. Je reviens vers vous, je me rapproche. Comment vas-tu ? Et toile-amas... Mais non, n'ai touché à rien, moi c'matin, pas tellement le genre de la maison. Nescafé, verre d'eau, et trois taffes d'un vieux mégot, tu vas pas m'dire... Hygiène de vie sans forcer. Stimulation a minima des neurones. Pas addict pour un sniff. Ah mais là, y'a pas, je patine salement. Et v'la que ça commence à s'impatienter de l'autre côté de l'écran. Alors merde, qu'est-ce qu'il fout, y'en a encore pour longtemps, les impros café du Commerce erratiques ? Va tenir le crachoir toute la matinée ou lâcher fissa l'info ?... Voilà, voilà, je me racle la gorge. Je resserre un peu mon noeud de cravate, me passe la main dans la crinière, tire sur les paupières chiffonnées, oh putain. Refais-moi un Nes' tiens. Remets-moi Johnny Kidd. Je te parle d'un temps que les vieux cons dans notre genre peuvent tout à fait connaître. S'ils en étaient à l'époque. Nostalgie? Pourquoi voulez-vous qu'un homme de mon âge soit nostalgique ? Je vous prie, un peu de respé. On a quand même quelques heures de vol, du kilomètre au compteur, on a droit à un minimum de considération. C'est pas parce qu'on n'a pas de décoration au revers qu'il faut nous marcher sur les pompes en daim bleu. Notre grande saga seventies prit naissance dans les soixante noir et blanc. Deux chaînes de télé, les enfants. Comme je vous parle! Difficilement crédible hein. Paraît fou au jour d'aujourd'hui. La préhistoire. Des trucs qu'on voit dans les livres ou qu'on apprend à l'école. Pas de publicité en ce temps-là, à part les petits pois chez soi, avant que Zitrone, Michel Anfrol ou Nounours et Pimprenelle ne prennent l'antenne. "Au théâtre ce soir" en partage, la morale hypocrite comme garde-fou. La messe le dimanche et coiffeur une fois par mois, les jeudis matin à tripoter dans le tas d'illustrés en attendant de se faire bien dégager derrière les oreilles. Et puis... la guerre arriva. Heu non, je me mélange les fiches là. Et puis les Beatles arrivèrent. "She loves you" recouvrit la France, prit les ondes en otage, enflamma les jeunes imaginations des dix-douze ans. Des petits cons, qui ne lisaient même pas Salut les Copains, et encore moins Disco Revue. A ma mère qui n'en pouvait mais, je réclamais des boots comme Ringo. Elle disait pas non, la pauvre femme, restait à aller dénicher ça avenue de la République à Saint -Denis, une véritable expédition avec changement de bus à La Muette. Une équipée dionysienne, on appelait ça. En pension, un vendredi matin dans le vestiaire près des lavabos collectifs, avant de monter en classe, les grands exhibèrent devant nos yeux ébahis un véritable Levi-Strauss américain, avec l'étiquette au dos, très important l'étiquette, personne n'avait ça à l'époque. Tellement mythique ce jeans, qu'il tenait debout tout seul, là devant nos mines éberluées. Exactement comme sur la publicité, le benouze ricain. Ecartelé par deux chevaux. Pas de la camelote bon marché. Très vite, à l'adolescence qui déjà pointait, ce falzar raide comme du carton deviendra le Graal. La tenue obligatoire du mec à la coule. Passeport incontournable pour la gloriole loubarde. Faut être à la hauteur des mecs qui te regardent avec mépris, campés sur leur Flandria à queue de tigre, quand tu montes vers le Fort de Stains. Frime indispensable pour accrocher les filles, ce jeans à boutons. On doute de rien, nous la génération montante. On n'a qu'une peur, c'est de se faire casser la gueule par les blousons noirs des Baticoop. Y'en a même un qui a fait de la taule, et quand il est ressorti, c'était lui le chef, il avait des choses à raconter. Mille neuf cent soixante quatre après Jésus-Christ. Banlieue nord de Paris. ![]() Et la musique, tu vas dire ? Mais elle est là, la musique! Elle est là en permanence. C'est presque une bande-son que diffusent en continu les transistors. Les chansons saturent nos imaginations. Les conneries yéyés comme les refrains plus musclés. On choisit pas entre l'Elvis d'"It's now or never", le Sacha Distel de "Oh, quelle nuit! " ou encore "Daniéla" qu'on entend dix fois par jour près des auto-tamponneuses de la place Verdun. Petula Clark et son "Chariot", Claude François et "Belles, belles, belles", Sylvie Vartan "La plus belle pour aller danser", y'en a qui disent à la récré qu'elle a une voix de casserole... Pas oublier Françoise Hardy, "Tous les garçons et les filles" dont l'air traîne encore, j'en suis sûr, parmi les feuilles mortes des trottoirs d'Aulnay, dans les parages de l'Institut Du Guesclin. Pensionnat dont je ne sortais que les week-ends. L'enfance est inaltérable. La zique est là dans nos têtes ou, avant tout, qui sort des postes de radio. Celui de la salle à manger familiale déjà. Les premiers transistors ont commencé à faire leur apparition. C'est pas encore tout le monde qui en a un, mais ça commence sérieusement. C'est moderne. C'est pratique. C'est jeune. C'est l'air du temps. Quelques années plus tard, soixante-sept, j'aurai le mien, plus petit qu'une boite de cigares, et que je trimbalerai tout l'été. "The wind cries Mary" près du champ de blé en juin, avec les voisines qui viennent se frotter. Viatique indispensable ce petit poste, oreille vigilante sur la pop bouillonnante si loin de nous et en même temps l'air qu'on respire. Avec aussi le vélo demi-course pour les fausses escapades et les retours triomphaux dans la rue... A la maison, la télé ne fera son entrée que début soixante-six, à la retombée des Présidentielles. Le dabe, pas très télé-télé, voulait à toute force voir De Gaulle dont la renommée télégénique explosait. Ses collègues de bureau lui racontaient la campagne pour les élections et mimaient les prestations hautes en couleur du Général. J'avais quand même eu, pendant ce temps-là, la possibilité de connaitre et voir Albert Raisner et son "Age tendre et tête de bois". En allant régulièrement m'incruster chez la grand-mère d'un copain le dimanche après-midi. Mon premier quarante-cinq tours date précisément de la même époque. "All my loving", les Beatles. La pochette où on les voit tous quatre, la tête émergeant de l'eau très bleue d'une piscine. Objet-culte. Je me relevais la nuit pour le contempler, authentique. M'en suis jamais séparé. Comme de tous les autres qui ont suivi d'ailleurs. Non-non, je vends pas. Pièces archéologiques. A léguer au Musée de l'Adolescence. L'adolescence est une création des sixties. Elles devraient toucher des droits. On est bien partis pour faire chier le monde, nous les jeunes excités rêveurs révoltés. Cette génération d'après-guerre, que trois décennies plus tard sociologues et publicitaires affubleront de l'immonde vocable baby boomer. Vocabulaire à proscrire. Langage médiatique pour doctorant anesthésié. Je préfère parler des fouteurs de merde de l'après-guerre. Des rebelles sans cause, mais qui ne cessèrent d'en chercher une. 1945-1980, et puis rideau. Après cette époque agitée, dont évidemment on ne voyait pas la spécificité, ne faisant qu'un et corps avec elle, insidieusement d'abord, puis massivement, se mit en place le zoo communicationnel planétaire. Borborygmes et infantilisme à tous les étages. Et nous voilà ce soir. copyright Didier Vacassin (nov. 2012) |