BULLE OGIER

 La comédienne fétiche de Duras et Rivette poursuit sa carrière d'antistar avec une pièce et deux films.

La vague absolue

 

Bulle Ogier en 7 dates

1939. Naissance à Paris.

1958. Naissance de sa fille, Pascale Ogier

1961. Premier pas au théâtre, dans «Le triomphe de l'amour», monté par Marc'O.

1967. «Les Idoles», mise en scène, Marc O'.

1971.
«La Salamandre», d'Alain Tanner. «La Vallée», de Barbet Schroeder

1984. Mort de Pascale.

1999. «Yvonne, princesse de Bourgogne», en tournée jusqu'en avril. «Vénus beauté», de Tony Marshall. «Au cœur du mensonge» de Claude Chabrol.



Par ANNE DIATKINE Le 04/01/1999

 

Des filles légère-ment subversives, qui «mettent leurs bérets à l'envers, des chaussettes un peu trop longues».

C'est un début d'après-midi frigorifique, prompt à transformer en glaçon n'importe quelle conversation et même le silence, et ce jour-là, Bulle Ogier parle en marchant sur des œufs, sans casser aucune coquille. C'est après une semi-nuit blanche, une nuit grise, quelques heures de sommeil seulement, et avant une représentation de Yvonne, princesse de Bourgogne, de Gombrowicz mise en scène par Yves Beaunesne. C'est donc un moment d'attente, la comédienne n'est pas entièrement là, et distraitement, elle relate des bribes de sa vie, en commençant par le début, ce qui n'est pas si facile parce que très vite, une partie des rencontres fondatrices, des gens salvateurs, sont des personnes décédées.

Bulle Ogier a une présence particulière faite d'absence. Ce n'est pas de la légèreté comme l'indiquerait son prénom singulier. Mais elle laisse envisager une disponibilité à d'autres mondes, à d'autres pensées que celles qui se disent ici et maintenant. Le metteur en scène Claude Régy, avec qui Bulle Ogier travaille à la fois régulièrement et rarement, le confirme avec beaucoup d'admiration: «Elle a une présence flottante qui n'est jamais recherchée, volontaire. C'est une force sans contour net. Une transparence avec un centre de gravité très fort. Je ne vois en elle aucun point d'opacité. Elle a ce don, sans parler, sans écrire, sans même jouer, de donner à voir l'invisible.»

L'actrice reprend le récit de sa vie, un peu en extériorité, comme si ce n'était pas la sienne, et de ses paroles, un univers à la Modiano surgit. Son sourire, qui éclaire intégralement son visage, ponctue ses fins de phrases, comme pour atténuer la violence de certains événements. Elle est née, à la déclaration de la guerre, en 1939, dans le XVIe arrondissement. Ses parents se séparent quelques mois après sa naissance. Sa mère est artiste peintre, et elle grandit avec elle, tandis que son frère aîné est élevé par son père avocat, et sa sœur, par sa grand-mère paternelle. Bulle prendra le nom de famille de sa mère, qui elle-même a gardé son nom de jeune fille pour peindre. Et elle choisira le prénom que lui donne sa mère, plutôt que celui de son état civil, qu'elle a «oublié». «Puis, c'est ce qu'on appelle... l'adolescence», dit Bulle en hésitant, à la recherche du mot juste et banal, peut-être parce qu'il est artificiel pour elle de séparer les âges. Elle fréquente une école religieuse mais fait partie d'une bande de filles légèrement subversives, qui «mettent leurs bérets à l'envers, des chaussettes un peu trop longues» et qui prennent le bus 63 pour se rendre à Saint-Germain-des-Prés boire un chocolat chaud tandis que d'autres bandes les guettent. Celle du carrefour Victor-Hugo, celle de la place de l'Etoile. Il y a des trafics d'armes et de cigarettes parmi les jeunes hommes qui sont appelés à se battre en Algérie et qui s'insoumettent. Très jeune, vers 18 ans, elle est enceinte de Pascale. «J'étais très surprise, je n'envisageais rien du tout, je ne savais pas très bien comment ça se passait.» Mariage, puis divorce, deux ans plus tard. Le père de sa fille est musicien et elle l'a rencontré à la plage, «comme dans les Vacances de monsieur Hulot de Tati, si la jeune fille qui ouvre la fenêtre se décontractait un peu».

Bulle doit travailler. Elle est recommandée par Hélène Lazareff à Coco Chanel. «Je rangeais les chaises, mettais du parfum dans l'escalier, faisais la conversation.» Puis, grâce à «la bande de la Muette», la jeune fille rencontre Marc'O, «un type un peu bizarre, situationniste, ami de Breton» et avec lui, Kalfon, Clémenti. Marc'O la convainc de suivre ses cours de théâtre. Elle met plusieurs mois avant d'oser traverser la scène. Prend des Maxiton pour supporter l'épreuve. N'envisage pas du tout d'être comédienne. Le jour de la représentation, c'est une révélation. Les gestes ampoulés des répétitions, trouvent leur justesse, leur grâce.


Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon dans "Les Idoles" de Marc'O

Ce qui est formidable et unique, dans le parcours de Bulle Ogier, c'est la multiplicité des univers avec lesquels elle se confond. Ses films, ses pièces, sont des petits cailloux, qui dessinent une histoire du cinéma et du théâtre, sous forme d'étoile clignotante. «Antistar», disait-on dans les années 70, pour la désigner. Le vocable est passé de mode, mais pas ce qu'il désignait. Le spectateur s'aperçoit, que, sans y prendre garde, c'est la totalité de la filmographie de Bulle Ogier qui lui est familière. Le type de rôle a changé: alors qu'on ne pouvait s'empêcher de la relier, probablement à tort, au personnage désinvolte et rebelle de la Salamandre de Tanner, ou celui fêlé et désœuvré de l'Amour fou de Rivette, on la dissocie, à présent, radicalement de ses rôles: l'esthéticienne en chef, dans Vénus beauté, de Tony Marshall, (sortie en février prochain), la bavarde dénonciatrice dans Au cœur du mensonge, le prochain film de Chabrol (sortie mi-janvier), la Reine qui veut à tout prix sauver les apparences, chez Gombrowicz. Des personnages a priori antipathiques, qui décrochent de leur caricature pour laisser imaginer un feuilletage des émotions complexes, de l'humour.

Marguerite Duras, dont l'actrice fut l'interprète et l'amie, avait défini autrement sa faculté d'ouverture: «Bulle, ce n'est pas la nouvelle vague, c'est le vague absolu.»


 Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier dans "La Vallée" de Barbet Schroeder

Un vague qui, sans jouer sur les mots, ne s'oppose en rien à la précision du travail. «Au théâtre, Marguerite m'a montré comment exprimer des sentiments par la musique des mots. Par un majeur, un mineur, un sentiment se définit, qui n'était pas en moi au départ. Ses textes, elle les disait très bien. Parfois j'avais juste à faire une imitation de Marguerite et j'arrivais à la musicalité qu'elle demandait. Je pouvais me glisser de moi à Marguerite, de Marguerite à moi, sans jamais revendiquer beaucoup. Avec une actrice plus terroriste, ça n'aurait pas marché», évoque Bulle, qui à plusieurs reprises, joua la jeunesse de l'écrivain. Ainsi, vers 40 ans, elle a eu 17 ans, dans l'Eden Cinéma, de Marguerite Duras, monté par Claude Régy, et selon des témoins, son adolescence était évidente. Et encore maintenant, sans faire particulièrement plus jeune que son âge, elle pourrait, sur scène ou au cinéma, avoir 5 ans, 19 ans, 30 ans, 70 ans, sans heurter la vraisemblance.

Son salon bureau, qui est aussi celui de son mari, le cinéaste Barbet Schroeder, n'est pas couvert de photos la représentant, mais de livres et de peintures.

Et aussi, encadré, le texte de Marguerite Duras, que Libération, fit paraître, en hommage, après la mort de Pascale, sa fille unique, elle aussi comédienne, le 25 janvier 1984. Impossible d'en parler. Impossible de ne pas en parler. Bulle rappelle qu'elle n'est pas la seule actrice de sa génération à avoir perdu un enfant. Et aussi, l'éternité de sa présence.

«En ce moment, je joue au théâtre avec des acteurs très jeunes, qui ne l'ont pas connue. Et tous les soirs, je salue. Quatre fois, cinq fois, six fois. Au bout de la sixième fois, je regarde les visages, dans la salle. Parmi ces visages, il y en a toujours un, un peu pâle, entouré de cheveux noirs, qui sourit. Une jeune fille. Il y en a toujours une. Et pendant un court instant, je pense: "Tiens, Pascale est venue, ce soir. Elle aurait pu me prévenir." C'est très bref.».


Bulle OGIER et Pierre CLEMENTI
dans Le Pont du Nord de Jacques RIVETTE


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