Palace : comportement 80De tous les clubs qui ont marqué la scène nocturne parisienne, le Palace est sûrement le plus important, par sa taille et par lécho quil a su avoir dans la société toute entière. Poussé par la vague disco, lémancipation des gays et les derniers jours dinsouciance avant le sida, le club phare de la rue du faubourg montmartre fut le temple des années 80. Nostalgie dun monde chic, choc & débridé. |
Pour comprendre le phénomène Palace, il faut rappeler que Fabrice Emaer, son propriétaire, nen était pas à son premier établissement. Le Club Sept, à la fin des années soixante-dix, était au centre du quartier gay de lépoque, proche du Palais-Royal. Situé rue Sainte-Anne, entre le Colony (un club qui sadressait à un public jeune) et le Pimms (lancêtre des after hours, plus ancré dans le milieu clone et cuir), le Sept rayonnait sur un coin de Paris riche de petits saunas un peu glauques et de tapins sur lavenue de lOpéra. Le club possédait un restaurant au rez-de-chaussée et une minuscule piste au sous-sol. La décoration était simple mais brillante : des murs en miroirs et un plafond recouvert de néons multicolores qui flashaient au rythme de la musique. Car ce qui rendait le Sept si particulier, cétait la qualité de sa musique. Si le Colony se spécialisait dans la new wave, le Sept était déjà lépicentre de la disco, avec le DJ Guy Cuevas aux platines. Ce nétait donc pas vraiment un club de drague, plutôt un rendez-vous «jet set», où on laissait entrer les jeunes qui voulaient danser ou côtoyer des gens célèbres. Pourtant, pour y pénétrer, lépreuve du physionomiste était rude. Certains soirs, il était facile dentrer (cétait gratuit), mais le lendemain, on pouvait se faire refuser laccès. Il était alors superflu de plaider le fait que, la veille, on était déjà là : le cerbère ne revenait jamais sur sa décision. En 1977, Fabrice Emaer décide dacheter le Palace, un vieux théâtre classé (tous les grands noms de la chanson française de laprès-guerre sy étaient produits), qui était devenu, au fil des ans, un vieux cinéma de quartier un peu insalubre. La rue du faubourg Montmartre, à lépoque, ressemblait assez à ce quelle est aujourdhui : un quartier mal famé, voire dangereux, à peine sauvé par le célèbre restaurant Chartier, en face. Mais Emaer, soutenu par des gens haut placés, décroche lendroit et commence les travaux. Le secret est bien gardé et jusquà son inauguration, très peu dinformations filtrent. Cest quil y a beaucoup à faire. Le Palace na pas été entretenu et, pour remplir son office de méga-club, il faut tout refaire. Heureusement, la structure de létablissement est conservée, car elle est classée. Les fresques sont restaurées. Lensemble de létablissement, avec son grand balcon, qui devient sa signature, ressemblera à un immense théâtre dont on aurait fait disparaître les sièges. Dès lors, ce qui rend le Palace spectaculaire, cest la notion dexpérience. On na tout simplement jamais vu un club comme celui-là. Seuls les privilégiés qui allaient à New York pouvaient avoir une idée de ce que représentait le Studio 54. Dans les années soixante-dix, les rumeurs étaient le seul moyen de savoir ce qui se passait de lautre côté de lAtlantique : on murmurait avec excitation que Bianca Jagger sétait promenée sur un cheval blanc ou que Richard Gere avait passé la nuit avec Andy Warhol. Paris se devait de posséder un temple de la nuit pour faire «ricochet» avec la scène new-yorkaise. Pour certains magazines comme Interview, il ny avait alors que deux villes qui pouvaient prétendre être au centre du monde : New York et Paris. Cest pourquoi tout avait été pensé à la démesure du Palace. Le club souvrait sur un long couloir qui descendait en pente douce vers un foyer, lequel dirigeait les clubbers vers la salle principale. Il y avait là un bar, des tables, des fauteuils et une grande piste de danse, face à la scène. Au premier étage, un deuxième bar donnait accès au troisième étage (avec un troisième bar) et des loges le long du balcon. Dès le début, la particularité du Palace était doffrir plusieurs zones réservées pour les invités, ce qui influençait les déplacements des clients, et la circulation générale. Mais la véritable attraction, avant même le public, cétait la mise en scène. Avec les années soixante-dix, le business des clubs avait explosé en France. Nimporte quelle petite ville avait sa boîte de disco. Mais on navait jamais vu une telle explosion de lumières et deffets. Le Palace ne comptait pas un mais trois lasers, ce qui en faisait une attraction en soi pour les foules. Les éclairages étaient si importants que les gens, parfois, sarrêtaient de danser pour admirer ce qui se passait. Au plafond, à dix mètres au-dessus du sol, se trouvait une boule de néons qui descendait deux à trois fois dans la nuit au-dessus de la piste de danse, quand on voulait créer un sentiment de fête et dexplosion, alimenté par le lâcher de ballons ou de confettis. Les néons clignotaient de manière désordonnée et les gens levaient les bras pour essayer de se rapprocher de la lumière. Il y avait aussi les fumigènes (version dry ice tapissante), qui envahissaient la piste et avalaient littéralement les danseurs. Sur de grands écrans apparaissaient des photos de gens de tous les jours, préparation ultime pour larrivée dun immense miroir qui remplissait tout lespace de la scène. Le club semblait devenir alors doublement plus grand, tout en réfléchissant de nouvelles lumières. Et surtout, il y avait les sculptures sur la scène. Trois ou quatre fois par nuit, le grand rideau souvrait et dévoilait un spectacle de ruines éclairées ou une immense statue de quatre mètres (une divinité égyptienne avec les bras tendus) qui avançait toute seule vers le devant de la scène. Un autre jour, cétait une imposante statue de sirène qui avait été construite par le décorateur de Fellini. Personne narrivait à comprendre comment de tels décors pouvaient tenir dans les coulisses. Tout ceci entretenait le mythe que lenvers du club était aussi important et immense que ce quon pouvait voir en payant son ticket dentrée. Le club était donc une machine, une industrie. La nuit, au Palace, était une longue succession de tableaux lumineux, qui devaient capter lattention des clubbers en même temps que ceux-ci samusaient. Le deuxième élément qui fit le succès du Palace fut bien sûr la musique. Le Club Sept navait été quune répétition, en plus petit, de ce qui était à venir. Dès la soirée douverture, le Palace fut le reflet de lavènement de la disco avec une Grace Jones entourée de fumigènes et de lumières roses, chantant La Vie en rose sur une Harley Davidson rose. Cétait le temple dune musique nouvelle, quelque chose de foudroyant qui avait pris le monde entier par surprise. En 1978, Paris et Londres étaient encore en pleine période post-punk, mais cest le Palace qui renversa complètement la situation en donnant ses lettres de noblesse à une musique au départ dénigrée. La grande majorité des tubes étaient des invitations à la danse. Get Up And Boogie de Freddy James, Lets Start The Dance de Bohannon, Everybody Get Dancing des Bombers, Dance ! Disco Heat de Sylvester exhortaient les gens à danser parce que le fait de pénétrer dans une foule bougeant sur un dance floor était alors très intimidant. Face au côté asocial du punk, la disco était un courant musical qui encourageait la mixité, la sociabilité, lexcès et le sexe. Il ny avait tout simplement pas la moindre place pour la tristesse ou la retenue. Guy Cuevas avait suivi Emaer au Palace et sa sélection était toujours la même : flamboyante. Pour la première fois, des gens dansaient tout le temps, qui ne quittaient la piste de danse que pour un rapide détour aux toilettes et au bar. La musique était si sensationnelle quelle donnait limpression que le Palace était un tremplin au-dessus de lAtlantique : on savait que Lets All Chant de Michael Zaeger Band était un tube en France comme aux États-Unis. Tout dun coup, la danse est devenue une façon de vivre. Surtout, la musique était le reflet de la vie de ceux qui lécoutaient : Paris By Night de Patrick Juvet, album produit par Jean-Michel Jarre, était la chronique dune vie obsédée par le besoin de samuser. Amanda Lear, à travers le morceau Fashion Pack décrivait le circuit : «In Paris, youve got to be seen at Maxims / Le Palace, Le Sept and then go to Régine.» Même Kraftwerk, avec son hit Les Mannequins, institutionnalisait lart du clubbing : «Nous entrons dans un club / Et commençons à danser / Nous sommes les mannequins.» Dans I Love The Nightlife dAlicia Bridges, la nuit était célébrée comme sil était devenu secondaire, voire honteux, de dormir «comme tout le monde». La disco était devenue un phénomène musical tellement populaire quil réunissait lensemble de la société, tout en consacrant la libération homosexuelle. Parce que Emaer était ouvertement gay, la fusion entre la musique et le business que représentait lentreprise Palace faisait que pour la première fois, les homosexuels pouvaient se dire : «Cet endroit nous appartient.» Ce nest pas pour rien si, un an après, commençait laventure Gai Pied. Le troisième élément clef du Palace, cest le plus connu : le mélange. Fabrice Emaer a eu une idée de génie en pariant que ce qui avait été fait avec le Studio 54 pourrait être appliqué en France. Dans le pays de Giscard, mélanger des riches et des pauvres, des blancs et des noirs, des hétéros et des pédés était tout simplement révolutionnaire. À lentrée, Edwige, Paquita Paquin toutes deux égéries du mouvement punk en France ou Jenny BelAir, décrétaient qui entrait ou non. Comme au Studio 54, la foule se massait devant la porte, les gens criaient et attiraient lattention des physionomistes les bras en lair, en criant : «Moi ! Moi !», parfois pendant une heure ou deux. Certains croyaient bien faire en montrant une liasse de billets, mais pour Edwige ou Paquita, cétait loin dêtre un détail déterminant. Nimporte qui pouvait entrer si un effort avait été fait sur le look ou sur lattitude. Cest pourquoi aucun club daujourdhui ne pourrait prétendre ressembler au Palace, parce que ce qui se fait aujourdhui, Emaer le faisait déjà il y a vingt ans. La musique, les lumières, la foule, tout devenait renversant. Tout le monde samusait. Le champagne coulait à flots. Il suffisait daller au bar, de demander à un vieux monsieur riche et il vous offrait des verres. Il y avait des michetons (comme on les appelait alors) partout. On samusait tellement quon oubliait de draguer. Lidée était de rentrer chez soi en Rolls, accompagné par un vieux monsieur de Neuilly qui avait trop bu et de raconter les potins le lendemain. Au marché de la rue de Buci, à Saint-Germain-des-Prés, la journaliste de Libération Hélène Hazerra rentrait dune fête du Palace à Cabourg et faisait sentir ses aisselles parce quelle navait pas eu le temps de prendre une douche. Pascale Borel, plus tard dans le groupe Mikado, chantait sur le trottoir des chansons de Marilyn Monroe avec un pick-up accroché à la fenêtre de son studio, qui donnait sur la rue Saint-André-des-Arts. Tous les samedis après-midi, sur le boulevard Saint-Germain, des couples de pédés cuirs torse nu se promenaient en se tenant en laisse. Le café Mabillon était LA terrasse clone de Paris, à une époque où il y avait deux quartiers gays, le Palais-Royal et Saint-Germain-des-Prés. Quelques souvenirs personnels. Je me rappelle quen 1978, nous habitions tous dans un squatt pédé rue Dutot, dans le 14e arrondissement. Tous les gens qui ont fondé ensuite Gai Pied vivaient là. Nous étions fauchés mais nous économisions chaque sou afin dentrer le samedi soir au Palace pour passer la nuit près du sound system. Un jour, nous navions pas dargent et, pour attirer lattention de Fabrice Emaer, nous avons pris des draps et nous nous sommes déguisés en fantômes, avec des trous dans le tissu pour faire des yeux. Emaer a ri : «Votre déguisement est vraiment ridicule mais ça ira pour cette fois». Nous étions assez fiers dêtre entrés au Palace avec des vieux draps sur lesquels ils y avait sûrement des taches de sperme. Notre jeu était assez drôle : lidée était de se rembourser obligatoirement le prix dentrée en volant quelquun. Les gens étaient tellement joyeux, tellement insouciants, quils laissaient leur sac à main ou leur porte-monnaie sur leur fauteuil. Il suffisait simplement de les prendre. Personne ne surveillait. Nous étions une nouvelle catégorie de racailles radicales. Avec ses deux mille personnes, le Palace ressemblait à ce quil était vraiment : un théâtre, où, pendant un ou deux ans, tous les rôles ont été renversés. Les riches se faisaient dépouiller en riant, les jeunes devenaient des stars (toute la bande de Krootchey, Pierre et Gilles, Paquita Paquin, Edwige, Philippe Gautier, etc.), les clodos faisaient la revue mondaine (Pacadis), les punks devenaient disco (nous), les barmen devenaient tout-puissants, avec des combinaisons blanches semblaient «designées» par Thierry Mugler. Le journal Façade était le reflet du club, un média nouveau où nimporte qui pouvait devenir une célébrité parce quil ou elle avait une tenue fantastique. Parfois, un bon sens de la répartie ou une façon de danser particulière suffisait pour devenir quelquun. Dans une société pas encore très riche (cétait, après tout, la fin des années soixante-dix), le Palace était une porte dorée vers un futur qui serait aussi brillant que les minijupes à sequins des filles. La haute couture côtoyait les costumes faits avec des sacs-poubelles, les travelos dansaient avec les clones moustachus, les jeunes post-modernes regardaient passer avec dédain et amusement les bourgeois en costume trois-pièces. La drogue était rare ou nous étions tout simplement trop pauvres pour y accéder et se résumait à la cocaïne pour les chanceux et au Fringanor pour les autres. Krootchey avait dix-sept ans à lépoque et shabillait en Victor Mature, avec spencer et fume-cigarette. Alors DJ aux Bains-Douches, il se souvient des shows préparés au Palace : «Un jour, Fabrice est venu me voir en me disant : Bébé damour, la semaine prochaine, cest mon anniversaire, vous devez faire une fête. On était tous habillés en smoking blanc et on se serrait sur un chariot élévateur, sur lequel on était censés ressembler à des cigarettes Gitanes pendant quon chantait Smoke Gets In Your Eyes. On répétait tous les shows et on se prenait très au sérieux. Je me rappelle aussi dune fête où on a fait un spectacle inspiré de lenlèvement des Sabines. Pierre et Gilles étaient habillés en centurions, et ils ont dû se mettre à deux pour soulever Paquita. Ou alors la fête pour Loulou de la Falaise, où jétais habillé en Chat botté. Pendant toutes ces années, jai offert des verres à des centaines de personnes, et personne nest venu me reprocher de navoir jamais rien payais.» Très vite, le Palace a attiré tellement de monde que lagenda des fêtes est devenu ingérable. Il y avait des projections privées de cinéma ou des concerts (le premier passage de Prince na pourtant attiré que deux cents personnes). Avec larrivée massive des hétéros, la programmation musicale a aussi changé. Le ska avait alors beaucoup de succès et chaque samedi, One Step Beyond de Madness introduisait un «passage ska». Alors tous les gays quittaient la piste de danse en maugréant. En 1982, Fabrice Emaer est lune des premières victimes du sida en France. Avant de décéder, il décrète que le mercredi soir sera une nuit réservée au gays. Pierre et Gilles dessinent la carte de membre qui permettra à tous les gays dentrer gratuitement au Palace. Cest le premier pas vers la création du Tea Dance, tous les dimanches après-midi, qui va devenir lévénement gay le plus important des années quatre-vingt. |
Portrait publié dans le Têtu n°32 - Mars 99
Texte : Didier Lestrade. Photo :DR.