Fermé depuis 1996, l'ancien temple de la nuit est occupé par des artistes-squatteurs «autorisés» à rester. Mais ce lieu déglingué fascine et suscite encore des convoitises.
Dans le bunker Palace

Par Anne-Marie FEVRE

vendredi 14 mai 2004 (Liberation - 06:00)

Le Palace, 8, rue du Faubourg-Montmartre, 75009. Exposition «Graffiti» du collectif «Les Privilégiés». Sam. et dim., de 12h00 à 20h00. Avec Drone, Geno, Maxy.t, Psyckose, San1, Setsm, Teurkwxyz. Entrée: 3 € en donation de soutien.

«On n'a jamais vu le Palace, on ne peut pas entrer ?» Cette phrase s'entend souvent ces derniers temps devant le 8, rue du Faubourg-Montmartre, dans le IXe arrondissement parisien. Parfois assortie d'une précision: «Ma mère m'a raconté qu'ici, elle avait rencontré mon père...» . Grenat fané, dorures grisées, balcons écaillés et grille toujours baissée : la petite entrée du Palace, telle une nature morte empoussiérée, reste irrémédiablement cadenassée depuis 1996. Pourtant, ce music-hall, né en 1923, devenu temple punk-disco grâce à Fabrice Emaer en 1978, est entrouvert. Côté Cité Bergère, on peut voir circuler une étrange petite fourmilière d'artistes qui se glissent derrière une porte, pour sitôt la refermer. Le collectif, autobaptisé la Compagnie Privilège, squatte depuis deux mois cet ex-Panthéon à la dérive en se faisant discret.

En fait, on peut pénétrer au Palace. Surtout depuis que la justice (lire ci-contre) a autorisé les occupants à rester au moins trois mois dans ce lieu hanté. Mais sans flyer, sans faire de numéro devant les physionomistes de la belle époque disco, Paquita Paquin ou Jenny Belair. En sonnant, au petit bonheur la chance, au 3 bis, de la Cité-Bergère. Trendy (42 ans), chanteur multigenres, un des «ouvreurs» avec Tony, s'improvise guide intarissable de cette nouvelle cour des petits miracles.

Manège abandonné. C'est en se perdant dans un labyrinthe d'escaliers, de couloirs, de bureaux devenus chambres de fortune, d'ex-loges, de petits salons au mobilier très déco, que l'on se retrouve on ne sait trop comment dans «la» salle. Plus que choc. Le large balcon, les loges très basses, la scène sont bien là. Ce bateau sombre non arrimé n'a pas vraiment subi un tremblement de terre, il est comme plus petit, avachi, sépia. Un manège abandonné qui sonne ses quatre-vingts ans... Le bois domine, les planchers tremblotent. Trendy montre les rustines qu'ils ont clouées pour sécuriser un minimum le sol. Mais, curieusement, le bar reste une réminiscence accueillante, prêt à se relever, sans champagne, mais entre bières et chips.

Décibels interdits. C'est le plafond à caissons, magnifique et classé, qui maintient la noblesse de cet espace. Mais ce plafond est, entre autres, un vrai sac de noeuds. Des logements sociaux ont été très judicieusement installés au-dessus de cette arène vouée au spectacle, donc aux décibels. Mais sans insonorisation. Les différents propriétaires, connus ou cachés, qui se sont succédé se heurtent à cette insoluble question d'une rénovation au coût colossal et du bruit. Les projets de travaux n'ont jamais reçu l'aval de l'architecte des bâtiments de France, car ce théâtre est classé à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques. Ce vaisseau est donc voué, absurdement pour l'instant, à l'abandon et au silence. «On ne peut pas faire de concert ici, même acoustique, explique Trendy. Mais du théâtre, de la danse !» En effet, deux comédiens répètent, sans doute éberlués d'être là à déclamer. «Et du jonglage, du cirque, de la magie», ajoute Arny. Nettoyages intenses, peintures, fresques, grafs, installations ont déjà redonné un petit coup de fouet à cet antre pétrifié.

De «la» salle, on passe vers la longue galerie qui mène à l'entrée fermée. Là, glissent tous les fantômes : Grace Jones, Roland Barthes, Alain Pacadis, Thierry Le Luron, monsieur Branché et mademoiselle Ringarde... Les affiches rétro de films punaisées dans les vitrines en verre font ressurgir une autre strate de l'histoire du Palace, le cinéma qu'il a aussi été. Et le Privilège ? Un escalier glauque y mène, il ne s'écroule pas, les chiottes-fontaines fonctionnent, évocations de beaux restes pas trop crades. Arrivée sans ambages dans un bunker de béton. Le Privilège est devenu une ode à un impitoyable brutalisme ! Ici, une citation quasi archéologique d'une fresque du peintre Gérard Garouste; là, un morceau de feu le décor des designers Garouste et Bonetti. Une vraie friche, une grande cave. «On peut faire du son sans déranger, poursuit Trendy, installé là avec son matos. Pour l'instant, on s'improvise des petits concerts entre nous.»

Parano et conflits. «Squat de luxe !», a titré Nova. «Comme si nous étions des jet-squaters», râle la petite bande d'occupants, mi-candides, mi-marlous ! Ils sont évidemment fauchés comme des activistes au RMI, sans ateliers et certains sans logement. Mais les voici provisoirement nantis d'un lieu de légendes. Certes, c'est un bon coup médiatique pour ces «ouvreurs». Mais à condition d'accepter d'être prisonniers d'un club «très privé» par obligation préfectorale. Ce qui développe instincts de propriété, parano et conflits. La petite bande est très échaudée par une tentative d'ouverture «ArtTotal» le 27 mars (Libération du 29 mars 2004) qui a valu à ces activistes pressés plus de CRS déterminés que de visiteurs voyeurs. Les jeunes curieux, avides d'une teuf improvisée, ont très vite été refoulés... Seule réponse des flics ce soir-là : circulez !

Car cet endroit fascine et suscite les convoitises. Un soir, c'est un ex-habitué qui sonne à la grille : «Je peux visiter ? J'ai été barman ici à la fin des années 80. Je n'ai pas connu Fabrice, mais on m'en a tellement raconté ! Je suis dans l'art-clubbing total, aujourd'hui. J'aimerais organiser ici une soirée, un after ? Je peux louer la salle ? C'est possible ?» Le lendemain, une boîte de communication contacte un des avocats des artistes pour «faire un reportage exclusif, à vocation internationale». Sans compter tous les incrusteurs fascinés qui, depuis des années, comme Corinne, y sont rentrés clandos, le temps de nuits très improvisées. Pour Jonathan, 26 ans, amateur de toutes les scènes du quartier (Pulp, Rex, Triptyque, Twins), le Palace, «creuset où se sont forgées les pratiques actuelles, fascine toujours comme une ombre tutélaire». Décrépi et brindezingue, le Palace reste le Palace !

«Auberge espagnole-factory». En 1981, à 19 ans, alors qu'il était au cours Florent, Trendy a fréquenté le «vrai» Palace, y a vu Kalfon, Mylène Gauthier future Farmer... «Ce qu'on veut, c'est s'inspirer de l'ouverture qu'avait su créer Fabrice Emaer. En faire une "auberge espagnole-factory" d'aujourd'hui. Où chacun peut devenir un personnage, en dansant, en kiffant. Dans un esprit citoyen. Pour que ce lieu ne retourne pas à sa désolation, on aimerait négocier avec les propriétaires, tant qu'ils n'ont pas de projet, une convention d'occupation précaire...»

Jusqu'à présent, ces fragiles «Privilégiés» se sont contentés de participer à la fête de la Cité Bergère, le 1er mai, en improvisant leurs premières portes ouvertes. Ils ont tissé des liens avec le bar Le Limonaire d'à côté. Fait visiter le lieu à de petits groupes, par le bouche à oreille, en sollicitant des donations d'un ou deux euros pour se faire une cagnotte. Certains artistes du collectif travaillent déjà en synergie avec un tout nouveau squat voisin, «Bonne Nouvelle», 45, rue du Sentier. La mairie du IXe «pose sur ces artistes un regard attentif, explique Nadia Prête, adjointe Verte à la culture. Une réunion commune est prévue prochainement avec les conseils de quartier et les associations riveraines. On manque de lieux dans ce quartier, mais la mairie n'achètera pas le Palace, c'est trop d'investissements. Si cette mise en lumière pouvait relancer les initiatives privées !»

En première performance, Maxy. t, plasticien-graffeur, prépare une exposition «graffitis» dans la galerie, avec une dizaine d'artistes. Après négociations avec les RG leur permettant d'«ouvrir» uniquement l'entrée, vernissage sans doute ce week-end. Et lever du rideau de fer ?

© libération