Ingrid Caven de Jean-Jacques
Schuhl. Autour de la figure aimée d'Ingrid Caven, chanteuse et
actrice égérie de Fassbinder, l'écrivain ressuscite
sublimement une époque décriée et méprisée. Une période «
baroque » qui a inquiété. « Un certain art de vivre ».
Mis à jour le jeudi 7 septembre 2000
Il fallait un roman pour clore le siècle. Ou plus précisément
sa seconde moitié, cette tentative désespérée de réinventer
la vie, après l'horreur. Il y eut, entre 1960 et 1980, « un
autre monde qui a peut-être existé ». Une période qui a
inquiété, « un certain art de vivre », « une
exubérance baroque », une « folie » qu'on a dû
« nettoyer » pour fabriquer des gagneurs, des
performants. Producteurs d'un ennui à masquer à coups de Prozac.
Il n'est pas étonnant que ce roman soit écrit par l'auteur de Rose
poussière (1), livre culte d'une époque où le mot
marginalité avait un sens. Jean-Jacques Schuhl n'a pas publié
depuis plus de vingt-cinq ans. Et, à l'approche de la
soixantaine, il revient avec un texte magnifique et violent, étrange
et dérangeant.
Provocant et
brutalement émouvant. Qui a simplement pour titre Ingrid
Caven - la chanteuse et actrice allemande en est la
principale héroïne.
Schuhl ne « raconte » pas la vie d'Ingrid Caven, même s'il la
partage depuis de nombreuses années, après qu'elle eut vécu
avec d'autres, dont Rainer Werner Fassbinder, qui, lui aussi,
irradie ce récit. Schuhl - il apparaît à travers la figure de
Charles, « juif huguenot fauché snob ! » - est une
sorte de voyeur sublime, décidé à recréer l'atmosphère de
ces années perdues, enfouies, méprisées. Avec du style, de l'élégance,
et ce qu'il faut de distance et d'ironie.
Pour toutes ces qualités, certains n'aimeront pas Ingrid
Caven. Mais ceux qui en seront bouleversés n'auront qu'une
envie : le faire lire, le lire et le relire, pour se soigner à
la nostalgie, pour rêver à ceux qu'ils auraient voulu connaître,
pour rire, pour avoir la gorge serrée, pour tenter de comprendre
cette fameuse Sehnsucht allemande, intraduisible et
pourtant si présente, si essentielle dans cette histoire.
Il n'est évidemment pas indifférent que tout commence en
Allemagne, une nuit de Noël 1943. Une petite fille d'à peine
cinq ans, à la voix merveilleuse, est emmenée au nord, dans le
froid, pour chanter Douce nuit, sainte nuit devant des
soldats. Elle s'appelle Ingrid Caven. Que fait-on de ce souvenir-là
quand on devient une chanteuse célèbre, l'égérie et la femme
d'un cinéaste exceptionnel ? Et comment évite-t-on, plus tard,
les dérives qui ont tué Andreas Baader, Ulrike Meinhof et
quelques autres ? Les questions sont dans le livre, les
tentatives de réponse aussi, mais sans commentaire ni lourdeur
explicative. Seulement dans un geste littéraire magique, un
roman à lectures multiples, à double fond, à tiroirs secrets.
On a envie de les ouvrir tous. Mais Schuhl n'autorise pas
l'indiscrétion.
On voit pourtant entrer Rainer Werner Fassbinder, un jeune homme
timide « qui veut faire des films ». Ingrid décline
le rôle qu'il lui propose. Deux ans plus tard, se souvient-elle,
« après notre première nuit ensemble (...) :
»Maintenant il faut absolument qu'on se marie ! « Il
disait ça sans lever les yeux ». Ceux qui s'étonnent,
sachant que Fassbinder aimait les garçons, ont « le sourire
de ceux qui refusent la féminité chez les hommes et ne [peuvent]
voir que, même, seul un homosexuel peut aimer à ce point une
femme de façon exclusive ». Ensuite, il y a les folies,
d'hôtel en hôtel, les excès - tout pour « sauver la
moindre chose du chaotique et fade ordre naturel ». La cocaïne,
bien sûr, « brusque décharge de dopamine,
neurotransmetteurs à fond, allumage OK, décollage dans quelques
secondes, fraîcheur instantanée, fraîcheur de vivre, la Sehnsucht
, ce spleen allemand, disparaît ». Et puis la mort, à
trente-huit ans, après cinquante-cinq films, vingt pièces de théâtre,
des poésies, des manifestes...
Suivent, évoqués avec la même acuité, Andy Warhol, «
l'ascétique albinos new-yorkais, qui vivait de potages Campbell,
de Coca light et de crevettes surgelées » ; un producteur
de cinéma désigné comme Mazar - sans doute Jean-Pierre Rassam,
lui aussi mort très jeune ; Bette Davis, très vieille - une
apparition magistrale ; Yves Saint Laurent, qui se prend de
passion pour Ingrid et coupe « directement sur elle »
sa robe de scène : « Il cisèle dans le silence, à deux
centimètres du torse de son modèle impavide, tel un
microchirurgien pratiquant de savantes incisions cutanées.
»
La robe de scène conduit directement au coeur de ce livre. On
n'ose l'appeler roman d'amour, pour avoir trop lu ce qu'on vend
aujourd'hui sous cette étiquette. Il faudrait parler
d'enchantement et désigner Schuhl comme un enchanteur,
en inventant à ce mot un sens détourné : « Aimer une
chanteuse ». Ingrid Caven est sûrement le
portrait le plus juste qu'on puisse faire d'une chanteuse - une
femme qui se produit seule sur une scène. Et la description la
plus exacte de l'ambiguïté de tout rapport amoureux, privé,
avec celle qui, pendant le spectacle, s'abandonne - « et il
faut pour ça une bonne dose d'isolement sur scène » - à
une intimité inédite, sauvage, incompréhensible. Avec
d'autres, invisibles. Dans le roman, Charles vit dans cette
contradiction. Il ironise volontiers sur « la vieille
histoire qui fascine les foules : l'écrivain et l'actrice, ou la
chanteuse, D'Annunzio et la Duse, Miller et Monroe, Gary et
Seberg, Shepard et Jessica Lange, Philip »Portnoy« Roth et
Claire »Limelight« Bloom, les noces du verbe et de la chair,
intrigantes, énigmatiques et tumultueuses ».
Mais il sait bien qu'on ne peut pas se débarrasser ainsi de ce
sortilège qui lui fait avouer : « J'ai peur avant le début,
et aussi pendant le concert, des fois même je souhaite que ce
soit fini ! » S'il s'est résolu à écrire - « Maintenant,
mon cher Charles, il est grand temps de te mettre au travail !
» -, c'est parce que « le mystère, très rare, de
certaines présences sur une scène était la chose la plus
importante » et que « tous les mots du monde sont
impuissants à le raconter, ils capitulent » ; les siens,
pourtant, ont réussi à approcher le fameux mystère : « Animée,
inventée à chaque instant sous les projecteurs comme l'est une
marionnette, sauf qu'elle était vivante et très vivante et
qu'elle passait d'ailleurs d'un état à l'autre vite en mélangeant
la femme et le pantin, et le pantin c'était elle aussi. Une
marionnette, un prélat : voici une chose qui n'est pas à moi et
pourtant je vous la donne, je l'ai recueillie, je vous l'offre :
une musique, quelques mots et même au fond ces gestes je les dépose
dans l'air... C'était ça une interprète, juste un instrument...
»Interprêtre« ? Merveilleuse faculté de pouvoir donner ce
qu'on ne possède pas. »
Où est la chanteuse maintenant qu'est venu le temps « des
voix aplaties » ? Où sont, dans cette « nouvelle ère
glaciaire », les Mazar, les Fassbinder ? N'ont-ils comme
refuge que les pages d'un livre, puisqu'on « veut étouffer,
oublier, éliminer, nettoyer certaines parties du siècle pour
s'ennuyer plus tranquillement » ? Charles pense que « l'inconnu,
l'imprévu n'ont plus cours, le hasard n'est plus de la partie
». La publication de ce roman semble le démentir. Quoi de plus
imprévu que le retour d'un écrivain après un si long silence ?
A côté de ceux qui tentent de tout oublier, une oreille collée
au portable, un oeil sur les fluctuations du Nasdaq, ils sont
plus nombreux que Charles ne l'imagine, ceux qui se demandent
encore : « Qu'est-ce que vivre ? », « Comment vivre ? » Ils
se désolent de ce monde qui veut « des sons, plus des voix
», des livres, plus des écrivains. Et c'est pour eux qu'est écrit
Ingrid Caven.
(1) Gallimard, « Le Chemin », 1972. Un nouvel album d'Ingrid
Caven sortira le 20 octobre chez Tricatel (www. tricatel. com) INGRID
CAVEN de Jean-Jacques Schuhl. Gallimard, « L'Infini »,
302 p., 110 F (16,76 euros ). Josyane Savigneau
Le Monde daté du vendredi 8 septembre 2000
Ingrid
Caven - Chant contrechamp
Rencontre, autour du roman «Ingrid Caven», avec un maître de
la dissonance, capable de faire chanter ensemble les sirènes
d'Ulysse et la Castafiore de Tintin.
JEAN-JACQUES SCHUHL
Ingrid Caven
Gallimard, «L'infini», 304 pp., 110 F.
Par STÉPHANE BOUQUET, le 7/9/2000
Attention, danger de confusion : Ingrid Caven n'est pas
une biographie d'Ingrid Caven, chanteuse, actrice, femme de
Fassbinder, égérie d'Yves Saint Laurent, entre autres. Jean-Jacques
Schuhl n'aime pas les biographies, elles figent les vies. Lui-même
dit ne pas en avoir: naissance à Marseille, en 1941, puis «pas
de mariage, pas d'enfant, presque pas de métier. Rien. Zéro.»
Restent les livres. Ingrid Caven est son troisième
roman, très beau. Les deux autres, Rose poussière et Télex
n°1 (1), furent publiés en 1972 et 1976. Vendu à deux
mille exemplaires, Rose poussière a eu et a encore des
adeptes suffisants, de Severo Sarduy à Mehdi Belhaj Kacem, pour
assurer sa réputation. Ensuite, Schuhl n'a plus écrit, occupant
son temps, notamment à New York, à la lecture des journaux. Ne
rien faire ne lui fait pas peur. Venu à la littérature au
moment où la mort de l'auteur faisait fureur, Schuhl n'a pas
cessé d'y croire depuis et ne veut surtout pas céder au culte
du moi autofictionnel. Dans Ingrid Caven, il se dépeint
sous les traits de Charles, le genre tellement effacé qu'un jour
quelqu'un demande devant lui: «Mais dis-moi Paola, qui est
cet être un tiers animal, un tiers végétal, un tiers minéral
et peut-être un tout petit peu humain que tu nous as amené?»
L'écriture, justement, pour Schuhl est d'abord affaire de regard
et d'imprégnation. Laisser les choses s'imprimer sur lui comme
sur un papier journal et devenir ensuite la prose du monde. De
Caven, il s'est d'autant plus imprégné qu'il vit avec elle
depuis longtemps, ayant donc ses «archives à domicile».
Le temps est venu de les ouvrir, notamment parce que Charles est
hanté par un papier trouvé au pied du lit de Fassbinder, après
sa mort. Un futur scénario, dix-huit points de la vie d'une
femme, Ingrid Caven. Charles a honte: Fassbinder a tant fait pour
Ingrid, et lui rien. Peut-être va-t-il écrire un livre, et puis
finalement non, il ne fait rien: il ne veut pas être «le
scribe qui bouge le bras, la plume, sous la dictée, composite de
faraud et de snob dilettante entiché de gens célèbres, ghost
writer qui profite de la célébrité des autres, écrivain
fantôme ou plutôt fantôme d'écrivain qui a cessé d'écrire
et maintenant s'affaire sur un manuscrit trouvé au lieu de
parler de lui». Charles n'écrit pas, mais Schuhl oui
puisque écrire pour lui, c'est se taire soi.
Le livre ne raconte pas une, ni même des histoires, celle de
Caven, de Fassbinder, d'Yves Saint Laurent, de Bette Davis, de
Mazar derrière qui on reconnaît le producteur Jean-Pierre
Rassam (qui produisit aussi bien Jean Yanne que Robert Bresson).
Le livre donne à voir des tableaux, des gens qui, le voulant ou
non, le sachant ou pas, se donnent en spectacle. Charles, «juif
huguenot», confesse une fascination pour les chrétiens
fastueux que sont Caven, Fassbinder ou Mazar. Il est le
spectateur éternel de leurs débordements. Débordements assez
souvent morbides, car ce à quoi on assiste dans Ingrid Caven,
c'est au naufrage d'un monde. «En fait d'apocalypse, je vais
te dire une chose: elle est en train, depuis quelques temps,
d'avoir lieu.» Les grands génies de l'exagération et de
l'ombre meurent un à un. Bette Davis, par exemple: «Cette
fois, ce sera sa toute dernière photo, l'ultime, elle montre où
placer le spot, elle ne sortira pas avant: derrière, elle veut
qu'il soit, la lumière par derrière, contre-jour, Gegenlicht,
contre-lumière, (...) complicité avec les ténèbres.» Même
YSL, qui au début du livre découpe une robe noire à même le
corps de Caven, semble à la fin ne plus la reconnaître.
Tous les livres de Schuhl sont traversés par cela : faste, cinéma
hollywoodien et fascination des stars (version actualisée de la
femme baudelairienne, mascara et chevelure compris). Du cinéma,
Schuhl a aussi conservé la méthode, affirmant qu'il préfère
le geste du monteur à celui de l'écrivain. Une épigraphe de
Baudelaire devait donner la recette formelle d'Ingrid Caven.
«Le mélange du grotesque et du tragique est agréable à
l'esprit comme les dissonances à l'oreille blasée.»
Finalement, Schuhl l'a retirée, trop explicite. Mais demeurent
les dissonances. Sachant qu'il devait écrire sur une chanteuse,
il a fait le tour des chanteuses littéraires: Joséphine et les
souris (Kafka), Molly Bloom (Joyce)... Sa grande joie est d'avoir
pu coller ensemble les sirènes d'Ulysse et la Castafiore de
Tintin. «C'est aussi ça, l'écriture.» Tout le roman
ne cesse dire l'importance de ces collages. Caven, longtemps,
cherche une façon contemporaine de chanter le Pierrot
lunaire. Elle la cherche, marchant à travers New York, à
travers «des digressions, dans une phrase des dérives,
rencontres de hasard, même un peu interlopes ou du troisième
type, les déboussolés de la ligne droite appellent ça désordre.»
Elle la trouve «entre ces trois endroits disparates,
sans rapport: la mer, la banlieue pauvre, la rue la plus luxueuse
du monde.» Se laisser pénétrer par les rythmes autres,
imiter; véritable programme esthétique et philosophique. «Je
n'ai pas lu Platon depuis l'école mais j'ai trouvé ici quelque
chose d'un peu platonicien. Je me suis rendu compte après coup
que tout le monde dans le livre imitait, volait, citait.»
Cela dit, les figures du livre (Schuhl préfère ce mot à celui
de personnage) ne sont pas seulement copies et imitations. La
radicalité est moins forte qu'au temps de Télex n°1
qui s'ouvrait sur cet avertissement: « Ce n'est pas ton
genre tout ça. J'essaie de ne pas avoir de genre, même pas
le masculin, et surtout pas le singulier.» Quelque chose
revient de la psyché individuelle dans Ingrid Caven, quoique
jamais sur le mode psychologisant. Schuhl se dit que s'il a mis
autant de déplacements et d'adjectifs de couleur parmi ces
pages, c'est pour lutter contre son côté noir et blanc, et
l'immobilisme que lui impose l'arthrose. De même, le livre
s'organise autour de la remontée de souvenirs refoulés. Dès le
début, une chaîne enroulée autour du poignet d'Ingrid Caven
alors qu'elle entre en scène (un récital sert de fil rouge au
livre, commence et s'achève avec lui) fait revenir le passé:
elle avait 5 ans en 1945, seule avec sa famille dans un wagon de
marchandise, fuyant l'Est et les Soviétiques.
Que ce wagon-là ait sans doute voyagé dans l'autre sens, mais
bondé, est une part du traumatisme de Caven, qui a contribué à
lui donner une terrible maladie allergique durant son adolescence.
Plus tard dans le livre, surgit le grand trauma, brutal comme
dans un film hitchcockien. «Et ce fut le premier concert de
cette chanteuse allemande, elle avait 4 ans et demi, c'était Noël,
dans un baraquement devant des soldats, des officiers, des
prisonniers, son père leur chef Oberleutnant et sous le regard
du Führer: Adolf Hitler.» Essentiel ici, les jeunes marins
qui l'accompagnent à l'accordéon, «dix-sept, dix-huit ans,
en uniforme bleu marine, cols évasés à liserés blancs».
Essentiel, l'érotisme du mal (comme chez Genet, Bataille ou les
fleurs du même nom) et le goût de la beauté vénéneuse.
(1) Tous les deux chez Gallimard, collection «Le Chemin».
Caven
de confidences
Par STÉPHANE BOUQUET, le 7/9/2000
Ingrid Caven vient d'ajouter une nouvelle corde à son arc. Elle
peut désormais témoigner de l'effet que ça fait d'être un
personnage de roman. «Ce n'est pas moi-même, dit-elle.
C'est quelqu'un qui a à voir avec ma vie, mon travail, mais dans
un style qui n'est pas le mien, dans le tissu d'un autre.»
Tout commence, mais personne ne le sait encore, lorsqu'elle
rencontre Schuhl sur le tournage de Mes petites amoureuses. «Schuhl
était très ami avec Jean Eustache. Il a connu Rainer aussi mais
c'était difficile. Rainer sentait que ce n'était pas quelqu'un
de passage, et Schuhl voyait la tristesse de Rainer.» Plus
tard, des amis proposent à Schuhl d'écrire sur Caven «mais
avec Jean-Jacques, tout prend longtemps. Au début, nous étions
très timides lui et moi. Il avait beaucoup de scrupules et alors
là, je lui ai dit: "vas-y, je n'ai rien à cacher."
Des fois bien sûr, j'avais une certaine résistance. Schuhl était
très insistant quand il voulait savoir quelque chose. Je me
demandais parfois si c'était moi qu'il dessinait ou si c'était
le personnage qui l'amenait quelque part et qu'il suivait. Mais
j'ai confiance dans les écrivains et les compositeurs, plus
qu'en moi-même. Je savais que ce ne serait ni voyeur ni infidèle.
Il n'a pas changé les faits mais en les montant, en mettant en
relation des choses éloignées, ça devenait autre chose. Schuhl
est un très bon monteur, Rainer non, il avait quelque chose de
trop figé, de trop allemand. Schuhl regarde les os, les
articulations et après il met de la chair, des vêtements où il
veut. Quand le livre a été fini, ce qui était douloureux ou
obscène est devenu d'un coup très léger, comme tombé de moi,
comme si une partie de ma vie n'avait plus rien à voir avec moi.
Maintenant, je peux dire aux gens qui me questionnent sur mon
passé, regardez dans le livre, il le dit avec beaucoup moins de
mensonge que je ne pourrai jamais le faire.»
Un nouvel album d'Ingrid Caven sortira le 20 octobre, «Chambre
1050» (Tricatel, distr. Wagram). Les textes y seront signés
Jean-Jacques Schuhl. Des concerts devraient suivre mais les dates
ne sont pas annoncées.
«Quand je rentre dans une soirée où il n'y a que des gens de
peau blanche, parlant le même langage, je me sens un peu étouffer.
Le style, c'est pareil. Esthétique et morale, même chose.»
«Ecrire
comme McEnroe jouait au tennis»
Recueilli par STÉPHANE BOUQUET , le 7/9/2000
Grand salon de la maison Gallimard. Jean-Jacques Schuhl parle le
premier. Il dit: «Je dis des mots, vous ferez les phrases.»
Mais ce n'est pas vraiment la peine, les mots tiennent bien tout
seuls.
Je me vis comme un journaliste rentré. La grande époque de France-Soir.
Il y avait quatre éditions chaque jour avec des microvariations
de l'une à l'autre. Le monde qui vient se prendre là, les
journalistes anonymes, les articles non signés, le flot de
l'information. Tout ce qui arrivait se transformait en mots sans
l'intervention de quelqu'un. C'est la phrase de Lautréamont: «La
poésie doit être faite par tous, non par un seul.» Par
tous ou par personne, cela revient au même. Une poésie
involontaire, comme tout le reste. J'aime bien quand c'est
involontaire. Ça arrive, c'est là.
Ne pas publier pendant longtemps fut-ce aussi
involontaire?
(Très long silence.) Si on pousse jusqu'au
bout cette idée de collectif, d'anonymat, du refus de l'auteur
et de la création, on débouche logiquement sur le silence. Il
s'est ajouté à cela que j'ai écrit mes deux premiers livres
sous l'influence des choses vues. Ils étaient aux confins de la
poésie et du journalisme. Etait-ce perte de sensibilité de ma
part ? Etait-ce que les choses ou l'histoire étaient devenues
plus ternes ? J'ai eu à un moment le sentiment que peu de choses
survenaient, qu'elles étaient moins denses, moins sérieuses.
Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire «Ingrid Caven»
?
Ingrid Caven. Un modèle. Le peintre et son modèle. Le
baroque. Pour moi, non seulement pas d'auteur mais un roman
baroque. Associer dans l'espace de la page, dans celui du livre,
des éléments qui n'ont pas forcément de rapport immédiat
entre eux. Ça veut dire des romans où il n'y a pas d'unité de
style, d'homogénéité, où il y a des associations, des
parodies, des emprunts. Il se trouve que je suis tombé sur un
modèle qui était chanteuse et qui avait un récital avec des
facettes extrêmement variées. Elle ne considérait pas qu'il y
avait une partie noble et une autre vulgaire, le sacré et le
profane. Elle mélangeait l'Ave Maria et des chants du
bitume, du ruisseau. Elle faisait un travail qui recoupait le
mien: garder une ligne, éviter autant que possible le pot-pourri,
mais dans cette ligne, sampler. Tous ces mélanges haut/bas
qu'aujourd'hui, j'ai l'impression, on rejette. Quand je rentre
dans une soirée où il n'y a que des gens du même âge, de peau
blanche, parlant le même langage, je me sens un peu étouffer.
Le style, c'est pareil. Esthétique et morale, même chose.
Derrière votre style baroque, on entend un peu la prose
de Jean Genet.
Merci. Le Journal du voleur, souveraineté de
l'écriture. Aucune coquetterie. La première phrase de Rose
poussière, son balancement, sa musique, vient
directement de la première phrase du Journal du voleur.
«Le vêtement des forçats est rayé rose et blanc.»
Dans sa sécheresse lyrique, cette phrase est parfaite. Genet et
Hemingway, l'accumulation de «et» chez Hemingway, sont
deux présences fortes de ce livre.
On retrouve dans la phrase de Genet un de vos thèmes de
prédilection: le vêtement, la mode.
Baudelaire, Proust, les écrivains y sont tous passés.
Même Kafka a une phrase très bien dans le Procès: «Son
vêtement étranger à sa pauvre personne.» C'est une
phrase de mode après tout. Je vois deux choses dans la mode, ce
côté un peu romantique du temps qui vient s'inscrire, passager
et fuyant. Mais je décèle aussi que ce qui s'inscrit à la
surface du corps est sans substance et superficiel, comme les
journaux. La robe, chaque année, deux fois par an, vient sur un
corps. Elle est rouge, elle est bleue. C'est avec ourlet, sans
ourlet. Et qui a fait ça? C'est Saint Laurent, Balmain,
Yamamoto, mais c'est l'air du temps. Je rapprocherais les hôtels,
qui sont compulsivement présents dans mon travail, de cela.
Neutralité de l'hôtel, comme une enveloppe qui se renouvelle
chaque jour.
Tous les personnages qui traversent le livre ont gardé
leur nom, sauf Jean-Pierre Rassam. Pourquoi?
Tous les noms mythiques, je les ai laissés. Les autres,
je les ai changés. Rassam n'est pas assez connu. Ça aurait donné
tout à coup un côté réaliste à l'histoire.
Mazar/Rassam et Fassbinder sont deux figures importantes
du livre.
Deux animaux tous les deux. Pas du tout la beauté
grecque classique mais la beauté. Tous les deux dans le cinéma,
morts à 36 ans. Je les ai choisis parce qu'ils sont morts au
tournant du XXe siècle qui, à mon avis, s'est terminé à l'orée
des années 80. Les nouvelles technologies s'accélèrent, l'épidémie
débarque. Nouvelle ère glaciaire, monde amorphe, ennuyeux,
propre. Ils sont deux animaux d'une espèce qui disparaît, faite
d'une sorte de goût de la dépense, de noirceur gaie, de
pessimisme fort, de haine de l'ennui. Ils ont le côté nietzschéen
de ceux qui perçoivent leurs propres limites, le vivent très
mal, dans les drogues, l'alcool. Ils ont au fond fini par se
suicider, même si l'époque les a un peu aidés parce que ça ne
marchait plus, leur présence. Ils sont les derniers soubresauts
magnifiques du XXe siècle. Je ne m'enferme pas pour autant dans
la nostalgie. Le présent a toujours raison, le bel aujourd'hui.
Je préfère détecter des traces, des indices, de ce qui
pourrait être. J'ai du mal, je dois dire.
Avez-vous travaillé avec Ingrid Caven pour l'écriture
du livre?
J'ai été un peu l'interprète et le médium. J'ai
beaucoup écouté Ingrid Caven, les morts aussi, la musique des
morts. Ingrid Cavent dit: je suis Ingrid Caven, d'accord, mais je
suis aussi tout ce qui est autour. J'ai voulu mettre dans ce
livre quelques personnes qui n'ont pas dit: je suis moi, mais
plutôt: j'essaie de faire comme. Le livre également, j'espère
qu'on y trouvera la musique d'autres écrivains, peintres,
sportifs. J'aimerais écrire un jour un livre comme John McEnroe
jouait au tennis. Fassbinder était comme ça. Il commençait à
fumer comme Bogart et terminait triomphalement à la Bette Davis.
Deux citations en quatre secondes. Fortiche.
Ingrid
Caven de Jean-Jacques Schuhl (Gallimard) par Catherine Raucy
Ingrid Caven, roman. La couverture annonce la gageure: inventer
une oeuvre autour d'une personne présente, dérouler autour
d'une femme réelle l'étoffe de la fiction. Cette gageure,
l'auteur en mesure le risque: compagnon "dans la vie"
de la chanteuse allemande, il semble à la fois le mieux et le
moins bien placé pour la raconter, puisque manque la distance nécessaire
au récit. Mais ce risque va devenir un des thèmes du roman, qui
décrira ses arabesques dans cet espace resté libre entre le désir
d'écrire sur une femme et la crainte de produire une oeuvre
indigne d'elle.
A l'origine de ce désir, il y a également un autre homme, un
mort: Rainer W. Fassbinder, cinéaste allemand et ancien mari
d'Ingrid. Près de son lit de mort on a retrouvé une feuille, un
manuscrit, "écriture brisée, vivante, pas de phrases alignées,
plutôt des mots jetés sur le papier, comme on écrit un mot
urgent, une page de bloc-note arrachée, face au danger, pas pris
le temps de ponctuer, de souffler, quelqu'un vous suit, une
menace. Numérotés de 1 à 18, c'étaient les étapes,
chapitres, tableaux, scènes, synopsis, qui sait - c'était sans
titre - de la vie d'Ingrid Caven.". Ce projet du mort, Jean-Jacques
Schuhl va le reprendre, le mener à bien, en faire non pas un
film, mais un livre. En souvenir de Rainer, mais aussi pour
Ingrid, pour conjurer la déchéance et la mort que le metteur en
scène -- par amour possessif ou goût du mélodrame -- avait
imaginées pour celle qui avait été sa femme. Non sans
scrupules: "Trafiquer, m'affairer sur l'objet sacré d'un défunt,
presque un parchemin, presque tripoter un cadavre, le faire
parler, bouger, lui et d'autres, voilà tout ce que je sais faire
(...) ghost writer qui profite de la célébrité des autres, écrivain
fantôme ou plutôt fantôme d'écrivain qui a cessé d'écrire
et maintenant s'affaire sur un manuscrit trouvé au lieu de
parler de lui à la première personne, oser dire "je",
abattre son jeu ou se taire." Mais Ingrid Caven méritait
qu'il dépasse ces scrupules et que le livre existe, sous la
forme d'une biographie amoureuse et déconstruite, d'un puzzle défait
où manquent des pièces et qui restitue pourtant le visage d'une
femme, d'une vie, d'une époque.
Autour d'Ingrid et de Charles - le double de Schuhl, qui décidément
n'ose pas dire "je" - il y a en effet des hommes, des
noms célèbres, des portrait rapides et précis, insérés dans
le tissu du roman, devenant des personnages: Rainer, "juvénile,
cheveux très courts, ses yeux fendus, un visage un peu rond
d'adolescent doucement réfractaire, un peu chinois"; Yves
Saint-Laurent, "son pas un peu cassé à la hanche, traînant
une jambe qu'il ramène avec force (...) Sa voix était fine avec
un petit défaut charmant, une sorte de cheveu sur la langue";
Mazar, alias le producteur Jean-Pierre Rassam, "Ce qui
frappait, c'était sa vitesse en tout, elle effaçait tout. Il
marchait en virevoltant sur lui-même, une toupie, mèche en
bataille sur un grand oeil charbonneux." Et autour encore
les plaisirs de la grande vie, hôtels de luxe, fêtes, salles de
spectacle du monde entier, quartiers des boutiques chics à
Paris, à New-York, les images d'une vie somptueuse comme cette
chambre d'hôtel remplie de liliums blancs ou cette robe de scène
que Saint-Laurent crée sur Ingrid, satin noir cousu à même la
peau: "Des deux côtés de l'épine dorsale et cascadant
jusqu'au sol, des festons ondoyants - comme les crêtes en
ailerons des grands lézards jurassiques, les plaques dorsales de
stégosaures - : une suave préciosité contredite par un cisèlement
acéré et précis.". Cette robe-fétiche, fastueuse et
surprenante, est le modèle du livre, de son style, tout comme le
manuscrit de Fassbinder est son noyau originel. C'est qu'elle est
taillée à l'image d'Ingrid, de son art de chanteuse à la fois
maîtrisé et ludique, de cet art que Schuhl rêve d'approcher:
"(...) sa tournure d'esprit, comme au bout de la phrase trop
"belle" - celle-ci par exemple -- il faut une brisure,
mais c'est encore trop "beau", ce rythme rhétorique
dont je ne sors pas, un peu trop cadencé. Elle savait, elle, sur
scène, d'une souple envolée de la main, suivie d'une cassure du
poignet, une petite talonnade en l'air, en arrière, du pied -
clin d'il flamenco - casser, juste à temps, virtuosité,
brio, sèchement, souverainement les faire tourner court, ne pas
faire riche (...)".
Cette artiste accomplie, Jean-Jacques Schuhl en détaille l'image
à plusieurs reprises, essayant de cerner le mystère qui le
fascine: "Animée, inventée à chaque instant sous les
projecteurs, comme l'est une marionnette, sauf qu'elle était
vivante et très vivante et qu'elle passait d'ailleurs d'un état
à l'autre vite en mélangeant la femme et le pantin, et le
pantin c'était elle aussi.". Et plus loin il précise:
"Cette grâce ne lui étant point naturelle, car elle s'était
refabriquée, n'en avait que plus d'évidence... Elle avait réinventé
son corps pour cause de maladie, invalidité, un triste état, il
était meurtri, une carapace, un masque qui l'isolait et la
rendait vulnérable à la fois, les choses lui étaient étrangères,
trop loin et trop près, menaçantes, elle n'y était pas chez
elle." Dans cette célébration apparaît donc le souvenir
d'une jeunesse souffrante, recluse, défigurée par une allergie
étrange, qui donne à ce triomphe du chant des allures de résurrection.
L'évocation du corps malade (Ingrid), du corps mort (Rainer,
Mazar) révèle la fragilité de cette vie de luxe, le désarroi
secret d'une époque de fêtes et de dépense, la volonté peut-être
d'échapper à la conscience du temps et de la mort. Et Ingrid
Caven est émouvante justement parce qu'elle n'est pas dupe de sa
célébrité, parce qu'elle reste proche de ses cicatrices et de
ses ridicules: " (...) à y regarder de plus près, il n'était
pas impossible que sa fantaisie incroyable, son allant, sa force,
elle la tint de ces situations ridicules où elle aimait bien se
fourrer. Tout comme sa maladie lui avait donné, sans doute,
cette mystérieuse distance, cette solitude, pour la scène. Et
les ruines, les scories, les hasards, elle ne les avait pas écartés
du monde des formes strictes, et surtout, surtout, elle n'avait
pas converti ses expériences douloureuses en figure de femme-qui-a-surmonté-ses-épreuves.
Elle n'a pas capitalisé dessus, n'a pas tiré de chèque sur ses
malheurs, ne la fait pas au caractère, au dramatique: elle est
dans le mouvement, là, juste là, maintenant."
Dans ces lignes, presque les dernières du livre, Jean-Jacques
Schuhl dessine un ultime portrait: celui de la chanteuse, mais
surtout celui de la femme, et aussi celui du roman lui-même:
roman-collage, "dans le mouvement", fantaisiste et
souvent magique, hésitant et finalement sûr de son projet. Au
plus près du chant d'Ingrid et de sa vie, au plus près de ce
dont Fassbinder, Saint-Laurent et lui avaient rêvé: une robe,
un film, un livre. Un cadeau.
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