Jean-François Bizot, fondateur d'«Actuel» et de la nébuleuse Nova, nabab du média alternatif undergound.

Tu vois ce que je veux dire

Jean-François Bizot en 8 dates

1944.
Naissance à Paris.

1966.
Ingénieur économiste au Bipe.

1967.
Journaliste à «l'Express».

1970.
Fonde «Actuel».

1979.
Deuxième «Actuel», après suspension de cinq ans.

1981.
Fonde Radio Nova.

1994.
Suspend «Actuel» et lance «Nova magazine».

2001.
Publie «Underground, l'Histoire» chez Denoël.


 
Par PASCALE NIVELLE
Le 23/11/2001

«C'est un précapitaliste, un seigneur de la Renaissance.» Un proche

 

Jean-François Bizot, c'est quoi l'Underground? «C'est ce que le politiquement correct saccage, l'anti-Ségolène royalisme, tu vois ce que je veux dire. Non? Bon. Alors, savoir faire un pas de côté, se risquer à faire ce que l'époque ne prend pas en compte. Avoir ses grands-parents chez soi, si tu veux. Personne le fait. Et toi, tu as tes grands-parents chez toi? Non? La déclaration underground, ça fait toujours procès. T'as qu'à répondre qu'ils sont morts.» Ou lire Underground l'Histoire (1), deux kilos deux cents grammes, cinq cents documents et mille histoires. «Un livre à lire dans les coins», précise l'auteur, après six mois de prise de tête et de nuits blanches.

Jean-Francois Bizot, 25 lignes, page 253 du Who's who. Fils d'Ennemond et de Maguy, héritière d'une fortune lyonnaise, il a commencé ingénieur, fini en PDG. Il «s'intéresse aux nouvelles cultures». On voit ce que le Who's who veut dire. Un Bobo, bourgeois et bohème? Pas du tout. Dans son hôtel particulier de Saint-Maur, il n'y a pas de frigo à glaçons rapides. Mais un immense, énorme magma de vinyle et de papier, quarante années de musique et de textes sédimentés dans le désordre, un peu comme ce qu'il a dans la tête. Lui seul s'y retrouve. Pour mettre un peu d'ordre, disons que ce «mec qui pétarade» vient d'une époque «où le cul était tellement underground que je ne savais pas ce que c'était», et d'une famille du septième arrondissement de Paris, où l'on faisait ses études chez les jésuites à Versailles, puis à l'école des industries chimiques de Nancy. Cinquante ans plus tard, il reste «d'importants résidus de morale catho», quelques pépites de mécanique quantique, et la bonne conscience de n'avoir fâché personne: «Tu fais ingénieur, ce qu'on voulait que tu fasses, après tu choisis: t'as rempli ton contrat familial, c'est le passeport pour la liberté». Comme Hugues, le héros de son premier roman, les Déclassés, Jean-François, Marie, Joseph Bizot le Jeune ne comprenait rien à rien. «Le matin, il rencontrait avec déplaisir sa tête en caoutchouc dans le miroir de sa salle de bains... il était porté par un courant qui l'emmenait où confusément il ne voulait pas aller: l'élite et le pouvoir».


Jean-François Bizot et Tina Weymouth (Talking Heads)
photo : Catherine Faux

Et confusément il y est allé. Par la route façon Kerouac, les voies impénétrables de Karl Marx, les trips hallucinogènes et les reportages Underground d'Actuel, Jean-François est arrivé dans un loft du onzième arrondissement, à la tête de Novapress, «l'usine à gaz» dont il est le PDG (Actuel, Nova magazine, Radio Nova...). Le temple des Parisiens persuadés que la mode a commencé ce matin, et que le monde s'arrête au faubourg Saint-Antoine. Nova magazine, né des cendres encore chaudes d'Actuel, continue de traquer l'Underground entre deux pubs, rattrapé par le consumérisme: «Une énorme boutique de fringues», dit un collaborateur sans illusions. «Faut bien se mettre quelque part», explique Bizot, embarrassé par les nouveaux artistes sponsorisés par Adidas. De là à attaquer McDo avec José Bové: «Pas envie d'aller voir, j'ai déjà fait ma partie.» L'UJCML (Union des jeunes communistes marxistes-léninistes) à la fin des années 60, René Dumont en 1974, Brice Lalonde en 1975, puis plus rien: «La politique, ça m'intéresse pas, d'accord?» Il se dit journaliste for ever. Un peu avant 68, il a quitté «la position du missionnaire» (ingénieur au Bipe, Bureau d'information et prévisions économiques) pour piger à l'Express. Deux ans après, il fondait Actuel avec une poignée de copains presque tous sortis de Sciences-Po. Actuel, déjà mort deux fois au désespoir de nombreux lecteurs, est en sommeil. Et c'est toujours ça qui le fait pétiller, le reportage, l'angle, la chute, le papier bien foutu bien qu'il écrive toujours trop long, «quarante feuillets, plus personne ne lit ça». Il va s'y remettre.

«On s'est beaucoup gouré», raconte Léon Mercadet, ancien d'Actuel, rédacteur en chef de NovaNet. «Mais on ne s'est jamais pris au sérieux. On a même beaucoup déconné.» Venu squatter dans la communauté de Saint-Maur en 1976, Mercadet est toujours dans l'hôtel particulier. Quelques cloisons en plus, beaucoup de joints en moins, les membres de la tribu, la plupart anciens d'Actuel, y vivent en familles: «On a tous vieilli, dit-il. Bizot s'intéresse aux rosiers et aux bébés, il joue au golf.» Entre eux, un seul tabou, l'argent de la famille toujours arrivé à point. Mercadet cite Fitzgerald: «La différence entre les riches et les autres, c'est qu'ils sont riches.»

Fitzgerald écrivait pour vivre avec les riches, Bizot le magnifique a beaucoup dilapidé pour écrire et faire écrire. Il roule en scooter 50 cm3, porte des chemises à fleurs et des cheveux longs. Il ne connaît pas les ordinateurs, rédige au stylo Mont Blanc et à l'encre verte. Il compte un nombre déraisonnable d'ennemis fatigués par son côté «autocrate», et des quantités d'amis pour la même raison: «C'est un précapitaliste, un seigneur de la Renaissance, dit un proche. Mécène parfois, il vit dans un château avec ses copains. Et, dans le boulot, c'est le duc Bizot qui donne des bouts de terrain à ses sbires intellectuels.» Engueulades historiques, réunions à minuit, bouclages le dimanche (Jean-François Bizot hait les dimanches), retards de deux à douze heures, l'Underground se mérite. «C'est l'école de l'indépendance, de la liberté, dit un adepte, Bizot n'a jamais retourné sa veste.» Un déçu: «Un snob sous ses airs décadents. C'est lui qui a tout fait, tout créé. Il utilise les gens comme des larbins.» Un autre, guéri: «C'est la logique gauchiste. Dehors, tu es un mec formidable. Dedans, tu es un esclave. Et, quand tu pars, tu deviens un sale traître.»

«Il veut faire un groupe, mais se méfie des gens qui aspirent à y entrer et qui deviennent un poids», explique Léon Mercadet. «J'aime le talent», répond Bizot, fier d'avoir déniché Philippe Vandel, Djamel Debbouzze, Edouard Baer ou Ariel Wizman, vite aspirés par Canal. Sans compter les musiciens lancés depuis vingt ans par Radio Nova, du reggae aux rappeurs. Il a coincé sur la techno, à la cinquantaine: «Les free parties, j'y suis allé, j'ai perdu mes mocassins dans la boue. Je connaissais extrêmement bien l'état dans lequel étaient les mecs.»

Jean-François Bizot préfère les beatniks, les freaks et les punks, son Underground s'arrête d'ailleurs aux années 80: «J'avais plus de pages. Et j'ai fait ça pour les jeunes, enfin ceux qui n'ont pas vécu la même chose que moi.» Il s'est replongé avec bonheur dans cette époque où la contre-culture servait d'excuse à l'inculture (c'est lui qui l'écrit). Honteux aujourd'hui de la faiblesse de son happening, «faire la promo de mon livre à la télé, c'est moyen». Qu'il se rassure, le message reste très underground: «Ce genre de truc comme le bouquin, tu vois à peu près a quoi ça peut servir mais tu te demandes à quoi ça te sert à toi, à part ranger tes affaires. Mais bon, c'était nécessaire».


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