PHILIPPE KROOTCHEY


Philippe Krootchey par Pierre et Gilles

Je connaissais un peu Philippe Krootchey, je l'avais rencontré assez tôt, vers 1973-74 chez une amie commune, Evelyne Blum, qui habitait rue St Denis.  Puis, je le croisais au hasard de mes nuits de nightclubbing, au 7 ou au Palace. Je me souviens de lui comme DJ des Bains-Douches, je peux pas dire que j'aimais vraiment ce qu'il passait, des trucs un peu kitch mais sympa tout de même. Ensuite, je l'ai perdu de vue à mesure que je me suis éloigné de ce monde, dans les années 80.


Philippe Krootchey (photo : Michel Saloff-Coste)

  PHILIPPE KROOTCHEY DANS LE MAGAZINE TRAX

L'hommage de Jean-François Bizot ci-dessous est émouvant.


BELLE A PLEURER LA COMMUNION LAIQUE  
JEAN-FRANCOIS BIZOT - Nova Magazine, oct 2004

Ils étaient tous là, trois cents qui furent tous branchés sur tout ou rien, qui se sont perdus de vue, dans un silence surhumain, habité par la voix de L'Agence des voyages sonores.
Cela se passait dans la grande salle du crématorium du Père-Lachaise où l'on célébrait le départ de Philippe Krootchey, deejay d'avant la mode, musicien, homme de radio, fine culture et citoyen du monde, dont le rire résonnait contre les vitraux de cet oratoire païen, comme il fit depuis les années quatre-vingts.
Tous sangs mêlés -t out ce qu'il aimait - et cela nous arrachait à nous-mêmes, au souvenir de futiles disputes de l'un envers l'autre des branchés, aux limites des goûts, aux frontières des parfums, aux délices des transes et sexualités.
Revenus de toutes les poudres et de toutes les substances, tous à communier dans un homme qui avait su tout être : noir comme blanc, emporté comme poétique, snob comme chaleureux, bref trois cents amis reliés par son envol fulgurant vers le trou noir qu'il était parti explorer avant nous.
Et c'était beau comme un enterrement balinais. Comme lui.
Philippe Krootchey, c'était un bout de chacune de ces trois cents modernités ; courageuses, excessives ou tâtonnantes, noble parmi les nobles.
Son histoire nous possédait tous comme la part de vaudou qu'il portait, ce métis béninois qui faisait couler nos larmes sans un bruit.
On le revoyait partout. Du Palace à Nova, de Têtu à chez Starck, des Bains-Douches au Pyramid Club à New York.
Ni Dieu, ni maître, citoyen du monde et généreux avec tous.
De Tribe Called Ouest à Martin Luther King, du Caire à Venise, d'Istanbul à Paris, ces villes qui furent les poumons où tout le monde, à une époque, respire le même air, sur le même tempo.
Qu'il était bon, ce tube-là, et qu'est-il devenu ?
On ne le voit plus à la télé !
Avant de succomber à une rupture d'anévrisme, Philippe Krootchey avait mené l'un des plus beaux combats qui puisse être. Son ami, Pascal, et lui-même, avaient dû mener une sévère bataille juridique pour obtenir le droit que Pascal lui donne, en greffe, une partie de son foie.
On avait l'impression qu'ils s'étaient engagés contre les forces du Moyen Age qui obligent qu'un donneur soit le frère ou la sœur le fils ou la mère (1).
Leurs foies étaient compatibles, comme leurs vies, mais on refusait à Pascal H le droit de rendre vie à son ami intime. Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, donna son accord.
On se serait bien arrêté à cette victoire-là, quand il se faisait tard et que Pascal obtint le droit de donner -par amour - la moitié de son organe.
Cette communion, si belle à en pleurer de l'un vers l'autre, à peine obtenue, Philippe Krootchey fut abattu par l'explosion d'une de ses artères et j'entendais encore palpiter les rythmes raffinés de ses émissions pour L'Agence des voyages sonores sur Nova.
Les siècles se sont écoulés, les identités se sont réaffirmées. La littérature et la philosophie ont joué un rôle magique entre le Français forêt vierge d'Afrique et le Français précieux, baroque, surréaliste des Aimé Césaire, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, René Depestre et, du côté de la Réunion, Malcolm de Chazal, tous face aux historiens de leur déperdition que furent Hampâté Bâ, du Sahel, et Cheikh Anta Diop du Sénégal et de la Sorbonne.
D'Afrique et de la Sorbonne. Du Bénin comme de l'élégance parisienne.
Comme Philippe Krootchey.
Krootchey mêlait tous les sangs sans jamais nous emmerder avec aucun d'entre eux. Ni noir, ni blanc, ni homo ou autres, toujours gai, fin, cultivé, pétillant comme les eaux du printemps. A travers lui, tout se réconciliait.
Et il fallait qu'il soit mort pour une si belle communion laïque. 

Jean-François Bizot

(1) Les raisons de cette loi sont la compatibilité (éviter les rejets) et le trafic d'organes (éviter les achats sauvages). Les progrès en cours devraient permettre l'ouverture des greffes en dehors du cercle familial.


DJ et ancien de "Têtu", il fut une figure de la nuit parisienne.

Par Alexis LEBOVICI et Elisabeth BERNIER

samedi 04 septembre 2004 (Libération - 06:00)

On allait fêter ses 50 ans. Pourtant, il avait longtemps conservé un visage métissé d'adolescent, si familier aux amis des années 80. Son portrait en Monsieur Banania par Pierre et Gilles, son apparition dans le clip coloré du protorap la Danse des mots de Jean-Baptiste Mondino, ses débuts en "disquaire" (un mot d'époque) des Bains- Douches, puis du Privilège, ont fixé l'image d'un dandy délicat, aux expressions parfois clownesques (l'effroi simulé...). Sur ses origines, comme sur le reste, il aimait rester discret. Né à Versailles, père béninois, mère ? On ne savait pas. Il serait apparu sur la scène des homosexuels politiques (Hocquenghem...) dans les années 70, avant de virer vers la nuit festive à la Main bleue et au Palace, bien sûr. Mondino le rencontre en ces temps intenses de nightclubbing : «J'avais été tout de suite touché par son indépendance. Il n'appartenait à rien, à aucun clan, il était léger dans le bon sens du terme et sa résistance souple a perduré.» Il y a cette fameuse photo de lui en scribe, que Mondino commente aussi : «Il était là pour coller des mots. Nous étions dans l'esthétique et le design, lui écrivait tout le temps.»

Après une échappée dans la chanson, il participe aux débuts de la chaîne musicale MCM, avec l'émission Blah-blah groove, où il décline sa passion pour les musiques noires. Thomas Doustaly l'engage comme directeur artistique du magazine gay Têtu, où il reste quatre ans : «Il n'était pas graphiste, mais a su faire le lien entre culture musicale et visuelle. Il avait eu une vie très représentative de la libération homosexuelle, il était black, pédé, et tout le monde l'aimait. Chaque fois que Starck concevait un hôtel, il le balançait DJ...» Après une greffe du foie réussie, Philippe Krootchey est mort d'une rupture d'anévrisme, jeudi.