"Rassam le magnifique" de Mathias Rubin (Flammarion)
En rendant hommage à Jean-Pierre Rassam, la Cinémathèque honore la dernière, ou peut-être la seule, grande aventure de production du cinéma français. Il fut le jeune nabab d'un cinéma d'auteurs qu'il finança, régala, anima durant les années de feu des seventies, produisant tour à tour et simultanément Jean-Luc Godard (Tout va bien), Jean Yanne (Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Moi y en a vouloir des sous), Maurice Pialat (la Gueule ouverte, Nous ne vieillirons pas ensemble), Marco Ferreri (la Grande Bouffe, Touche pas à la femme blanche), Robert Bresson (Lancelot), Roman Polanski (Tess), Barbet Schroeder (Idi Amin Dada) et avançant à Jean Eustache de quoi commencer la Maman et la putain. Une suite au Plaza. Etudiant à Sciences-Po, dix ans plus tôt, au début des an nées 60, Jean-Pierre Rassam est très vite attiré par le cinéma, plus particulièrement fasciné par les producteurs. Au point que ce fils de grande bourgeoisie libanaise veut de toute force en faire son métier au sortir de l'école de la rue Saint-Guillaume. Il se choisit un exemple et un mentor, Barbet Schroeder, de peu son aîné, qui vient de fonder en 1964, avec Eric Rohmer, la société des Films du Losange. Barbet Schroeder s'en souvient : «Quand je l'ai rencontré, il avait 22 ans, et déjà une idée fixe : produire des films. On s'est vus durant toutes les années 60, où il était un brillant rêveur. La décennie suivante, c'était une autre ambiance : il avait réussi et était entouré de personnages assez atteints qui vivaient avec lui et à ses frais au Plaza Athénée.» Durant trois ans, entre 1972 et 1975, Jean-Pierre Rassam, la trentaine, s'installe en effet dans une suite du palace parisien et y tient table ouverte. Défoncé, alcoolique, il règne sur une petite cour (les cinéastes produits, mais aussi Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, Henri Langlois, Francis Coppola, Keith Richards, Pierre-André Boutang, madame Claude et ses plus belles filles) qu'il fascine par la fulgurance de son intelligence. Barbet Schroeder poursuit : «Dans la plupart des cas, il établissait un lien très fort et personnel avec les cinéastes qu'il produisait. J'aurais aimé, par exemple, le voir avec Robert Bresson : comment se comportaient ces deux grands fauves ensemble ? Mais son plus proche complice restait Jean Yanne. Ils se retrouvaient sur deux choses : gagner un maximum de pognon, vite fait, et la provocation, avec une prédilection pour la provo anti-intello. Tous les deux avaient l'habitude de dire toujours la vérité. Imaginez le bordel quand ils choisissaient de le faire à un moment inopportun. Ils agaçaient, mais séduisaient tout autant.» «Son modèle, Gallimard». Avec Jean-Pierre Rassam, tout va vite quand un projet, un cinéaste ou une histoire lui plaisent. Son génie des affaires, son bagout, sa puissance de conviction renversent tout : «Je lui ai proposé un jour de faire Idi Amin Dada, se rappelle Barbet Schroeder. Une semaine plus tard, j'étais en Ouganda avec mon chef op Nestor Almendros. Sa force consistait à être vif : tout mettre au service des désirs d'un cinéaste, de ses rêves, car il relançait la part de rêve qu'il y a en tout projet.» Jean-Pierre Rassam travaillait la folie chevillée au corps, mais avait le portefeuille plus rigoureux qu'on ne l'a dit, et surtout une idée fixe conduisait ses choix : se constituer un «catalogue» d'auteurs. Toujours Schroeder : «Il a fait les films que personne d'autre n'aurait faits. C'est ce que les gens du métier ont retenu : une forme de démence mêlée d'irresponsabilité. Alors qu'il travaillait énormément les budgets et les comptes, et conservait la responsabilité complète de ses productions. Il était antiaméricain : les producteurs hollywoodiens, pour lui, n'étaient que des "employés de studios". Rassam les méprisait. Il voulait sa collection d'auteurs. Son modèle, c'était Gallimard : un rêve d'éditeur, une ligne esthétique, un univers cohérent fait d'individualités fortes.» Dépression, défonce. En 1974, Jean-Pierre Rassam rêve de racheter la Gaumont, vieille société du cinéma français qui tente alors de revenir au premier plan. «Il voulait se payer la Gaumont, reprend Barbet Schroeder. Il était très sérieux, si sérieux qu'il a fini par le faire. Cela a mis des mois, un coup d'audace très préparé, quasi minuté. Il disait : "Je ne pourrai pas travailler à l'aise sans avoir la Gaumont, j'ai besoin de ça pour faire les films que je veux." Aujourd'hui, ce coup de force serait impossible : cela équivaudrait à prendre le contrôle, d'un coup, de cinquante sociétés à la fois. C'est très rare de croiser des aventuriers comme Rassam ; ils se comptent sur les doigts d'une seule main. C'était une forme de génie du panache : il parlait, il agissait et comprenait les choses de la manière la plus instinctive, très vite.» Quelques mois après son
coup de force chez Gaumont, il connaît cependant l'échec et
doit renoncer. Plongée dans la dépression, la défonce, les
histoires d'amour qui finissent mal. Il ne réapparaîtra
vraiment qu'en 1984, quelques mois, producteur exécutif de Dagobert
de Dino Risi, avec Coluche, Serrault, Tognazzi, et sa compagne
Carole Bouquet. Mais, alors qu'il a des projets avec Jean Yanne
et Claude Villeret, il s'empoisonne à 43 ans au Binoctal, trois
plaquettes, à l'aube d'un dimanche de janvier 1985. A Barbet
Schroeder de conclure : «Sa trace aujourd'hui ? Il a failli réussir
à la Gaumont, et il a complètement changé la face et l'avenir
de cette société. Mais je pense que, dans le système actuel,
il aurait été mal à l'aise. Il aurait cependant trouvé sa
place, difficilement, en y mettant du temps, de l'énergie et de
l'argent. Je ferai un parallèle avec Paulo Branco, le seul qui
lui ressemble un peu aujourd'hui, boulimie de films comprise.
Rassam, c'était une forme de folie, et il y a toujours place
pour des fous.». |