GLORIA (suite)

En juillet 1980, juste avant mon premier voyage en Jamaïque, Gloria me demanda de l'accompagner au Club Med en Corse pour l'aider à décrocher de l'héro. Le premier jour fut facile, mais, à mesure que les symptômes du manque s'accroissaient, c'était de plus en plus dur, et à la fin de la semaine, elle se bourrait de calmants et ne sortait plus de sa chambre. Elle tenait à peine sur ses jambes quand on est rentrés à Paris. Puis, la vie reprit son cours, elle réussit à passer quelque temps sans héro, mais finit par replonger. Moi, de mon côté, j'avais pris un studio dans le Marais qui avait été occupé précédemment par Valérianne, la demi-soeur d'Olivia Clavel des Bazooka.  Elle venait souvent à Ville d'Avray avec son copain Stephen Guattari, et nous jouions de la musique ensemble.

Un soir d'hiver de la même année, je l'ai rencontrée au Flore au bras d'un italien, elle avait l'air heureuse. En fait j'ai su plus tard qu'elle était complètement défoncée et que ce mec était un fou furieux avec lequel elle était partie en Amérique du Sud pour la coke. Puis elle est retournée en Italie, mais elle avait gardé son appart à Paris, où elle passait de temps en temps. En mai 82, alors que je devais quitter mon studio du Marais, ne pouvant plus payer le loyer, je lui téléphonais dans sa maison de Santa Margherita, sur la Riviera Italienne. Elle me dit qu'elle revenait habiter en France le mois suivant, je lui ai demandé si elle pouvait m'héberger, et elle me répondit avec son léger accent italien "mais bien sûr, tu sais bien que ce n'est même pas la peine de demander", c'était chaleureux et sincère, ça m'a fait grand plaisir.

Un mois plus tard, je suis allé la chercher à l'aéroport, nous avons pris un taxi, et au bout de quelques kilomètres, elle a demandé au chauffeur de s'arrêter dans une station service, "elle avait besoin d'aller aux toilettes". Une fois arrivés rue Jacob, elle m'expliqua tout : elle avait décroché de l'héroïne, mais elle l'avait remplacée par la coke. Et elle la shootait en intra-musculaire, la sniffer ne lui suffisait plus car elle avait besoin de sensations fortes après avoir pris autant d'héro. L'argent n'ayant jamais été un problème pour elle, elle pouvait consommer autant de coke qu'elle voulait, et dépenser jusqu'à 3000 F par jour - on était en 1982 - soit 5 grammes !

Nous avons donc vécu ensemble pendant deux mois, j'avais ma chambre à l'étage (c'était un duplex), et de temps en temps je partageais son lit et on faisait l'amour, c'était toujours aussi bien. Mais il n'y avait aucun lien d'exclusivité entre nous, ce qui me faisait souffrir secrètement car j'étais resté un grand romantique, même au milieu de cette débauche et cette décadence. Elle avait aussi un amant juif italo-argentin, Maurizio, qui venait de temps en temps lui rendre visite. Et elle avait également des relations sado-maso avec son dealer brésilien Romolo et d'une façon générale elle couchait avec tous ceux qui lui pouvaient lui procurer de la coke. Un matin, après une nuit blanche de plus, on s'est retrouvés chez des sud-américains, il ne leur restait plus beaucoup de poudre, alors, pour les amadouer, elle s'est mise à poil devant eux, leur dévoilant son joli corps de blonde !...

Pour Gloria, le temps s'écoulait par périodes de trois jours non-stop sans dormir jusqu'à ce qu'elle ait terminé son stock de coke, alors elle s'écroulait et dormait tout ce qu'elle pouvait. Quand elle se réveillait, elle était adorable, de bonne humeur, aucune tension, aucun symptôme de manque. J'aurais voulu que ces moments-là durent le plus longtemps possible, mais c'était plus fort qu'elle, au bout de quelques heures, il fallait qu'elle téléphone à son dealer.

Elle avait un rituel, c'était de mettre le morceau des Dire Straits "Romeo and Juliet" au moment où elle se faisait son shoot. Moi, bien sûr, je prenais de la coke avec elle, mais pas tout le temps. J'aimais bien cette drogue, c'est un stimulant agréable, surtout quand on la prend quand on en a vraiment envie. Mais quand on en prend tout le temps, ça finit par vous vider et vous enlever le goût de tout...

Gloria était d'une constitution très robuste pour supporter les doses massives qu'elle s'envoyait. Mais un jour, juste après un shoot, elle s'est évanouie, heureusement j'étais à côté d'elle, je l'ai secouée, et elle a vite récupéré. Elle jouait avec le feu, un jour elle m'a dit "je n'irai pas jusqu'à trente ans", elle en avait 29, l'avenir allait lui donner raison.
Pourquoi se détruisait-elle ainsi ? Toutes les explications a posteriori sont possibles : c'était une enfant gâtée, unique, une pauvre petite fille riche dont les parents s'étaient séparés, elle avait tout eu, tout essayé, mais elle avait un mal de vivre incurable contre lequel ni moi ni personne n'ont rien pu faire. Je pense aussi que le fait qu'elle était en analyse depuis ses 18 ans, comme cela se faisait dans certains milieux, n'a pas arrangé sa situation. Elle continuait d'ailleurs à voir un grand ponte de la psychanalyse, on ne peut pas dire que ça l'ait beaucoup aidée. Ça n'explique pas tout mais ça retire une part d'âme, ça empêche de vraiment aimer. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai beaucoup aimé Gloria, mais je ne peux pas dire qu'elle ait été une de mes grandes passions. Nous avons été très proches mais pas fusionnels, il manquait sans doute quelque chose.

Que faisions-nous de nos soirées sous coke ? N'importe quoi, c'était bien souvent de l'agitation pour l'agitation. Des amis venaient à la maison, surtout le fidèle Larry, Romolo, ou Pierre Clémenti et Nadine. Parfois débarquait une bande de fous furieux, pédés pour la plupart, que Gloria avait connus à Ibiza où elle allait chaque été, avec parmi eux le fils de Battista, l'ancien dictateur de Cuba chassé par Castro. Certains soirs, quand il n'y avait rien de spécial à faire, Gloria dépensait l'énergie que lui procurait la coke en faisant le ménage ! Parfois on sortait dans des boîtes et dans des bars, de préférence sud-américains. On allait souvent dans un club de Saint Michel, le "Memphis Melody", anciennement appelé "Les Trois Mailletz", où Memphis Slim, le grand bluesman, avait été résident pendant des années. Un soir on y a rencontré un mec, genre étudiant qui se la jouait "je suis un drogué" parce qu'il avait un demi-gramme d'héro sur lui, qu'il consommait avec parcimonie. On l'a invité à passer à la maison, et toute sa poudre est partie dans nos narines, sans même qu'il ait le temps de le réaliser. C'est la dernière fois que j'ai pris de l'héro de ma vie.

Je me souviens aussi d'une nuit que nous avons passée avec une Française blonde que Gloria avait connue à Milan, et qui vivait là-bas avec le propriétaire d'une boite de nuit. Elle était belle, fascinante, sûre d'elle et elle avait une coke d'une telle pureté qu'au bout de quelques prises j'ai eu des hallucinations. Mais il y avait toujours cette sensation de vide au bout de la nuit, heureusement qu'on n'a pas de problème pour s'endormir une fois que l'effet de la dernière ligne s'est estompé.

La coke rend irritable, c'est bien connu, et Gloria et moi nous nous disputions de plus en plus souvent, la plupart du temps pour des motifs futiles. Un jour, juste avant son départ pour Ibiza avec Larry, au cours d'une crise, elle se mit à me menacer, un marteau à la main, en me criant " je vais te tuer ! ". Ca m'était déjà arrivé avec Claudine quelque temps auparavant, mais avec un couteau cette fois ! Mais là c'en était trop, j'ai pris mes cliques et mes claques et je suis retourné m'installer chez mes parents. Je suis repassé le lendemain chercher mes affaires. Gloria était tout sourire, " Welcome home " m'a-t-elle dit, mais le charme était rompu, je n'ai pas voulu rester. C'est la dernière fois que je l'ai vue, j'en ai les larmes aux yeux en y pensant. Quelques mois plus tard, à un concert de Hall & Oates à l'Olympia, Larry m'a appris sa mort : elle s'était fait une overdose de coke, elle n'a pas atteint ses trente ans. Mais pour moi elle n'est pas vraiment morte.

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